C’est un ami qui m’a mis sur la
piste. Sur le coin de la 10è avenue et Masson y’a un édifice qui
a été démoli, qu’il m’a dit, et sur le mur mitoyen y’a une
grosse pub murale qui est apparue. Ah? Et elle est comment cette pub?
Que je lui ai demandé. Pratiquement intact. Qu’il m’a dit.
Peu de temps après
je suis donc arrivé sur les lieux. Cette pub était tout simplement
gigantesque, faisant un côté de maison au complet. Alors,
qu’avons-nous donc ici et que s’est-il passé? Pour le savoir
faut retourner en arrière dans notre passé. Il y a environ plus ou
moins 80 ou 100 ans de cela, les rues de la ville n’étaient pas
remplies de bâtiments d’une intersection à l’autre. Les
anciennes terres agricoles avaient été largement loties mais il se
trouvait, parmi les maisons construites ou en construction, de
nombreux terrains qui n’attendaient qu’à être acquis.
Mais avant que cela
ne se fasse de nombreux côtés de maisons adjacentes à ces terrains
vacants offraient un espace mural temporaire de grandes dimensions
pour toute compagnie désireuse d’y afficher un produit ou service
quelconque. Tout ça est bien beau sauf qu'on ne badigeonne pas une
publicité comme ça, bien sûr que non. Pour ce faire, on retient
les services d'une entreprise spécialisée dans le domaine car pour
peindre une publicité de cette taille il faut mieux laisser ça
à des gens qui s'y connaissent.
Une fois réalisée
la publicité est alors vue (dans ce cas-ci très bien vue) de tous
les gens qui passent. Puis, par un beau jour, quelqu’un achète le
lot vacant et fait construire un bâtiment faisant ainsi rapidement
disparaître l’affiche peinte. Plusieurs années plus tard, pour
une raison ou une autre, le bâtiment est démoli et remet au jour la
publicité peinte qui a extraordinairement été bien protégée du
soleil et des éléments. C’est exactement ce qui s’est produit
ici. Mais quel est donc ce produit et comment peut-on le dater?
Tout d’abord la marque elle-même.
Old Chum est principalement un marque de tabac qui appartenait à un
fabricant de cigarettes, D. Ritchie & Co. et dont l’usine était
située sur la rue Dalhousie. C’est là qu’on fabriquait aussi
les cigarettes Derby qui furent si populaires. Le Lovell de 1895 m’a
aidé à retracer l’entreprise. A la même époque l’American
Tobacco Company s’installe sur la rue Côté et commence aussi à
fabriquer ses cigarettes. J’ai retrouvé sans peine l’entreprise
inscrite dans le Lovell de la même année:
L’American
Tobacco Company semble de toute évidence avoir acheté la compagnie
D. Ritchie & Co. Il y a toute une série d’achats qui
s’ensuivent pour la compagnie mais ce qui nous intéresse ici est
le produit Old Chum.
En 1908 donc, l’Imperial Tobacco acquiert toutes les opérations
canadiennes de l’American Tobacco Company ce qui inclut aussi notre
fameux tabac qui va continuer d’être produit. Il semblerait même
qu’il pouvait encore se trouver sur les tablettes jusqu’à tout
récemment (l’est-il encore aujourd’hui??). En somme, nous
avons affaire ici à une publicité vantant les mérites d’un
produit d’ici fort populaire car, il ne faut pas l’oublier, la
pipe, le cigare et les cigarettes étaient alors très en vogue. Tout
le monde et son chien fumait. On pouvait d’ailleurs se procurer
tous les articles de fumeur dans des endroits spécialisés: les
tabagies (terme utilisé bien souvent aujourd’hui pour désigner un
magasin de variétés ou un dépanneur). Bon, d’accord. Va pour la
marque elle-même, mais à quel moment cette publicité a-t-elle été
réalisée, et par qui? Ah, voilà qui est un peu plus corsé.
Au premier regard
on pourrait croire que c’est peine perdue, car comment dater
quelque chose du genre? C’est pour cela qu’il faut prendre le
temps de jeter un deuxième regard, parfois même un troisième, plus
minutieux, pour bonne mesure. Parfois il s’agit d’un tout petit
détail de rien du tout. Or, comme je le mentionnais plus haut, ces
publicités peintes étaient l’affaire de gens spécialisés, donc
d’une entreprise qui ne faisait que ça. Comme chacune de ces pubs
étaient peintes entièrement à la main elles étaient donc uniques
et par conséquent… signées. Cette façon de faire existe
encore aujourd’hui sur les grandes pubs que l’on voit en ville ou
sur le bord des autoroutes. Observez et vous verrez le nom de la
compagnie qui en est responsable. Alors, remontez à la première
photo plus haut et observez attentivement. Vous ne voyez rien?
Si si, en bas du
mur à droite il y a ceci:
C’est
véritablement un coup de chance car on peut s’apercevoir qu’il
ne s’en est fallu de peu pour que la signature disparaisse
complètement! Nous avons ici tout ce qu’il nous faut pour faire
une petite recherche. La compagnie n'apparaît qu’à partir de 1913
en tant qu'agence publicitaire, tel qu'en témoigne le Lovell de
cette année-là:
Toutefois,
comme on peut le constater, la compagnie ne porte pas encore le nom
de Asch Limited. Cela n'arrive que l'année suivante, tel que
l'indique le Lovell de 1914:
La compagnie a donc
ses bureaux au 1572 Saint-Laurent. Il serait certainement intéressant
d'aller voir sur place. L’adresse donne approximativement du côté
ouest de St-Laurent tout juste au nord de Maisonneuve. On se dirait,
certainement convaincu, que c'est à peu près là que le bonhomme
Asch avait ses bureaux.
Pas si vite.
C'est que voyez-vous, c’est que
durant les années 20 et 30, la ville de Montréal a procédé à une
réorganisation en règle quant à la numérotation des adresses
civiques. Ceci a été rendu nécessaire en raison des nombreuses
villes et villages que la ville annexait. Il fallait donc refaire les
adresses afin d’éviter des dédoublements inutiles. Prenez par
exemple la photo ici-bas que j'ai prise quelque part en ville. On
voit les anciennes adresses dans le vitrail alors que les nouvelles
apparaissent sur les plaques juste en-dessous.
Asch n'avait donc
pas ses bureaux près de Maisonneuve mais bien un peu au nord de
Mont-Royal, où se situait le 1572 à cette époque. En 1918 la
compagnie déménage mais de très peu au sud pour s'installer... au
1560 St-Laurent. Nouveau déménagement, en 1922 cette fois et la
compagnie s'installe au 51 Sherbrooke ouest. En 1928 elle change de
place, encore une fois pas très loin, pour occuper le 101 Sherbrooke
ouest. En 1930, en plus de son bureau sur la rue Sherbrooke, occupe
également le bureau 104 (premier étage) au 107 de la rue Craig
(aujourd'hui St-Antoine). Asch semble alors brasser de très bonnes
affaires puisqu'il habite sur l'avenue Montrose à Westmount, un
petit coin tout à fait charmant si vous passez par là.
Asch Limited cesse
d'exister dans le Lovell en 1932 alors que JC Asch est listé comme
étant le directeur de Claude Neon Advertising Limited. La compagnie
apparaît toutefois en tant que Neon Signs Co.
La question demeure
cependant: à quel moment a été réalisée cette publicité? Comme
on a pu le voir, Asch Limited a existé entre 1914 et 1932, soit
durant 18 ans. Ça devient un peu plus compliqué... Il y a toutefois
quelques éléments qui peuvent aider. On sait qu'une adresse paire
indique un côté sud et que la publicité a été peinte sur un mur
entre lequel et la 10è avenue se trouvait un terrain vacant. Voyons
voir un peu.
Dans le répertoire
des rues du Lovell 1922-23 on constate qu'il ne se trouve aucune
construction sur Masson entre la 9e et 10e avenue. En 1923-24
toutefois on note de nouvelles adresses civiques soit 1940 jusqu’à
1964, ce qui nous indique que l'on a construit quelque chose. Puis,
dans le Lovell de 1924-25 ces adresses sont changées et vont de 3150
à 3178. En 1925-26 on note quelque chose d'intéressant: cinq
nouvelles adresses paires, allant de 3180 à 3188, comblant ainsi un
certain vide entre le 3178 (dernière adresse ouest en 1924-25) et la
10e avenue. En 1925-26 cette dernière adresse devient le 3188.
La conclusion est
donc simple. Le bâtiment sur lequel a été peinte la publicité a
été construit entre 1923-24 (certainement durant l'été) et le
terrain vacant sur le coin de Masson et de la 10e a été comblé en
1925-26. Considérant que les peintres ne devaient pas peinturlurer
des murs de brique en plein hiver on peut supposer qu’Old Chum est
apparu sur le mur du bâtiment durant l'été de 1924.
Malheureusement, l'espace vacant permettant de voir la publicité a
de nouveau été comblé par un nouvel immeuble.
Le
saviez-vous? La rue Masson doit son nom à l’Honorable Joseph
Masson, lequel fut négociant, conseiller législatif et seigneur de
Terrebonne. Le personnage, décédé en 1847, n’a toutefois jamais
mis les pieds, on le devine bien, dans le coin que traverse la rue
qui porte son nom.
Nota: Remerciements à Lisa-Marie Noël, journaliste indépendante, chroniqueuse historique pour m'avoir fait parvenir une copie texte de mon article original que j'avais malheureusement effacé.