Pages

samedi 13 juin 2015

De mémoire et de rouille

Cette navrante observation me provient, d’une part, de plusieurs moments de réflexions suite à mes nombreuses visites dans les brocantes, ventes de garages, marchés aux puces et autres bazars. Dans ces lieux, où j’aime bien me perdre et flâner, on peut trouver à peu près n’importe quoi; des bibelots, des cadres, des objets de décoration, des livres, des articles de cuisine et tout un fourbi d’autres trucs. Au lieu d’aller engraisser les dépotoirs ces objets trouvent souvent une seconde et même une troisième vie.

D’une autre part, là où j’accroche considérablement, c’est lorsque j’aperçois, trop souvent malheureusement, ces boîtes de carton, déposées comme ça, où sont empilées quantité de vieilles photos de famille en noir et blanc. Se débarrasser d’une babiole quelconque est une chose mais de se désobstruer de ces souvenirs, par contre, en est une autre. Parfois je m’arrête devant l’une de ces boîtes et je farfouille un peu. J’y vois des moments heureux; des réceptions, des rigolades sur un balcon ou dans une cuisine, des gens souriants photographiés pour une occasion dont j’ignore tout. J’y vois la vie vécue à une autre époque. Et à ce moment-là je me demande comment se fait-il que ces photos sont là et pourquoi ces photos ne sont pas soigneusement conservées dans des archives familiales?
Il y a de cela plusieurs années j’ai connu un type qui avait une passion considérable pour la généalogie de sa famille. Au moment où il a commencé à s’y intéresser celle-ci était largement décousue et majoritairement inconnue. Pour lui il s’agissait là de quelque chose d’inconcevable. Aussi s’y est-il attaqué de front et a alors entrepris de reconstruire intégralement toute l’histoire de sa famille. Il a passé des journées entières passées devant les microfilms de la Grande Bibliothèque, à faire d’incessantes recherches dans d’autres archives. Soigneusement penché sur ses nombreuses notes, il a consacré un nombre incalculable de soirées à tout assembler, patiemment. Un véritable travail de moine qui a duré très longtemps. Et un jour il est parvenu à y mettre un point final. La généalogie de sa famille était désormais complète; qui s’était marié avec qui, quand et à quel endroit, les enfants engendrés et tout. Il est remonté jusqu’au premier ancêtre arrivé de France. C’est dire la quantité de travail que ça représentait.

Pas longtemps après, crac! Une crise cardiaque foudroyante. Vous savez, du genre qui ne pardonne pas. Une seconde vous êtes là et l’autre vous n’y êtes plus. Ce qui était d’autant plus con qu’il était encore loin de la retraite. Mais bon, la vie est parfois conne comme ça. L’ennui avec tout ça c’est que le type n’était pas en bons termes avec certains membres dominants de sa famille. On pourrait même avancer qu’il était, comment dire, conspué par eux. Mais voilà, après son décès ils n’ont pas eu le choix d’aller dans sa maison pour tout vider. Or, vous savez ce qu’ils ont fait de toutes les boîtes de généalogie de LEUR famille? Ils ont tout foutu sur le bord du chemin. Aussi bête et stupide que ça.

Et même pas sur le bord du chemin pour le recyclage, non, pour les ordures. Lorsque le camion a tourné le coin pour s’amener ce n’est pas que des boîtes de carton que l’on a balancé dans la benne pleine de jus de vidange, c’est toute l’histoire de leur famille qui a pris le bord de la dompe.

Je ne connais pas l’histoire qui se cache derrière toutes ces boîtes de photos de famille que j’ai croisé trop souvent mais il n’en demeure pas moins que je trouve ça d’une tristesse sans borne. Je ne peux m’empêcher d’y faire un parallèle avec la façon dont on traite notre patrimoine collectif, puisse-t-il être artistique, architectural ou autre. Combien de fois au fil des ans avons-nous assisté à la destruction sauvage de notre patrimoine bâti pour y voir s’ériger à sa place des autoroutes, des stationnements ou encore des condos? Combien d’œuvres d’art publiques sont présentement laissées à l’abandon le plus total dans l’irrespect le plus total des artistes impliqués? Et combien des chapitres de notre histoire sont carrément réduits à de simples petites plaques?

En janvier 2011, suite à la publication de mon article sur l’incendie du Laurier Palace où, je vous le rappelle, 78 enfants avaient trouvé la mort, j’ai décidé d’envoyer une lettre en bonne et due forme à la ville de Montréal. Ma missive était en fait une requête. En effet, il n’y a rien d’officiel pour rappeler la mémoire des enfants décédés dans cet incendie et c’était là, je l’ai souligné deux fois plutôt qu’une, une carence importante qu’il fallait corriger. Évidemment, la ville étant la ville, je n’ai pas espéré une réponse rapide alors j’ai attendu. Et j’ai attendu encore. Quelques six mois plus tard, n’ayant pas eu de réponse et encore moins un accusé de réception, j’ai décidé de réécrire une nouvelle lettre en l’adressant cette fois au maire de l’époque, Gérald Tremblay. Après une longue attente de plusieurs mois toujours, rien. Niet. Zip. Nada.

Entretemps, vers 2012, suite aux vaillants efforts de Sharon Share, la fille d’une des victimes de l’incendie du Blue Bird en 1972, la ville de Montréal a acquiescé à sa demande d’installer un mémorial à la mémoire des gens décédés durant cette tragédie. On a installé non seulement une magnifique plaque de granit avec tous les noms des victimes mais on a également organisé une exposition à l’hôtel de ville.

Fort de cette initiative, et entrevoyant ici ce que je considérais alors une certaine ouverture de la ville en ce sens, j’ai de nouveau envoyé à la ville et au maire une nouvelle lettre car si celle-ci avait pu mettre en place un mémorial pour les victimes du Blue Bird alors certainement elles pouvaient aussi faire de même pour celles du Laurier Palace. Encore une fois ma lettre est demeurée sans réponse, un peu comme si j’envoyais mes lettres sur Mars. Peut-être se sont-elles rendues là et que ce sont les futurs explorateurs de la planète rouge qui vont les découvrir avec stupeur. Mais trêve de plaisanterie.

L’hiver dernier j’ai décidé de tirer une nouvelle salve, cette fois sous forme d’un courriel directement expédié au maire Denis Coderre. Après quelques mois, ô surprise, ma lettre a finalement trouvé oreille et l’on m’a demandé de fournir quelques renseignements supplémentaires quant à ce qui se trouve sur les lieux présentement. Or, voici de quoi il en retourne au moment où l’on se parle; le Laurier Palace en tant que bâtiment n’existe plus et à sa place aujourd’hui se dresse, un peu en retrait du trottoir, l’Église Évangélique Hispanique Bethel de l'Alliance Chrétienne & Missionnaire. Sur le mur de brique, un peu à gauche de l’entrée, il se trouve une toute petite plaque de rien du tout en plastique noir que voici, telle que vue de la rue. La voyez-vous?

La plaque est à gauche de l'escalier. C'est le truc en plastique noir défraîchi. J’ai donc fourni les renseignements et observations dans ma réponse et puis j’ai attendu que le tout passe dans la machinerie bureaucratique et pas longtemps après j’ai reçu une réponse, que je vous transmets intégralement.

Cette missive est la réponse caractéristique à laquelle je m’attendais et qui démontre, une fois de plus, de quelle façon la mémoire de notre passé est volontairement oblitérée, lentement mais sûrement, un peu comme ces vieilles publicités murales. Visiblement il est clair que la ville ne semble pas intéressée. Dans le troisième paragraphe on me dit, en parlant de la plaque, «...ne soit pas récente, elle a une valeur historique en tant que telle et est encore bien lisible.» D'abord, non, ce n'est pas une plaque officielle car il n'y aucune mention de la ville de Montréal ou de quelconque autre organisme. Ensuite on mentionne que la plaque est sur un édifice privé et que la ville ne peut intervenir. Dans ma lettre adressée au maire, je n'ai aucunement mentionné de modifier la plaque existante mais bien de créer un mémorial ailleurs, soit, comme pour le Blue Bird, avec une plaque au sol en bordure du trottoir avec les noms des victimes ou encore dans le parc qui se trouve en face. On me renvoie d’une part à l’atelier d’histoire d’Hochelaga-Maisonneuve ainsi que sur le site du service des incendies de Montréal. On contourne ici habilement le but de ma lettre mais la ville referme habilement le couvercle. Cela signifie que si le bâtiment est un jour démoli pour être remplacé par des condos (fiez-vous sur moi là-dessus) presque plus rien ne subsistera de ce qui s’est passé en ce fatidique 9 janvier 1927. Rien.

La devise du Québec, «Je me souviens», on la doit à Eugène-Étienne Taché, lequel a fait graver ces trois mots dans la pierre sous les armoiries du Québec. De cette devise, l’historien Thomas Chapais a dit, et je cite; « [...] la province de Québec a une devise dont elle est fière et qu'elle aime à graver au fronton de ses monuments et de ses palais. Cette devise n'a que trois mots : « Je me souviens » ; mais ces trois mots, dans leur simple laconisme, valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons. Nous nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, du passé et de ses gloires1 ».

Si la mémoire des victimes du Laurier Palace vous touche et vous importe, je vous prie de joindre votre voix à la mienne en demandant à ce que la ville de Montréal acquiesce à ma demande. En autant que je suis concerné cette reconnaissance est essentielle et je ne compte pas lâcher le morceau tant et aussi longtemps que la mémoire des enfants ne sera pas dûment, et officiellement, honorée parce qu'entre-temps ce n’est pas que notre Histoire, collective ou familiale que nous obnubilons, c’est aussi nous-mêmes.

1 ibid., consulté le 19 août 2008.

4 commentaires:

  1. Je me suis permis de partager ce billet dans différents médias. Je crois que le Laurier Palace devrait avoir une plus grande place dans la mémoire collective de Montréal

    RépondreEffacer
    Réponses
    1. Merci beaucoup pour le partage. Peut-être qu'après beaucoup d'efforts et de patience ces enfants seront-ils honorés adéquatement.

      Pluche

      Effacer
    2. Je me suis également permis de faire suivre sur mon mur Facebook. J'ai eu l'opportunité de voir des photos d'époque de cet incendie, et effectivement, une mise à jour de la plaquette (j'emploie ce mot à dessein) ne serait pas du luxe.

      Effacer
  2. Merci beaucoup pour votre aide et votre intérêt. Le dossier est loin d'être clos en ce qui me concerne.

    Pluche

    RépondreEffacer