Restaurant Gaétane, rue Logan et Champlain, 1978. Photo: Daniel Heikalo. Avec permission.
L'auteur de la photo ci-haut est Daniel Heikalo, un artiste multidisciplinaire (on peut visiter son site en cliquant sur le lien qui se trouve à droite) qui a pris de très nombreuses photos de Montréal, surtout des quartiers centre-sud, où il a grandi, et d'Hochelaga, où j'ai grandi. Daniel est un fin observateur de l'urbanité et de la nostalgie qui s'y rattache. En 2016 il s'affiche dans une exposition à l'économusée du fier monde. Il a composé un texte fort éloquent sur les couleurs qui décoraient le tissu de nos quartiers voisins. Voici donc le texte en question et portant sur les vieilles maisons de Montréal:
J'aime ça croche. Des trésors d'inexactitude usés par le temps. Arrive le rénovateur,et souvent, c'est la poésie qui fout l'camp. Il y a moyen de faire mieux.
MON QUARTIER ÉTAIT EN COULEURS!!!
Un jour, un homme m’a demandé : « pourquoi tant de rouge dans vos photos? » Je lui ai répondu : « parce que le rouge était omniprésent! »
On peinturait les façades avec une peinture spécialement conçue pour que la brique respire. Si elle est peinte avec de l’émail ordinaire, elle devient scellée. Lorsque l’eau parvient à s’infiltrer par une fente ou une fissure dans la peinture vieillie, et que la température descend sous le point de congélation, la brique s’écaille, éclate. Trop souvent, on voit de ces façades qui s’émiettent littéralement après avoir été peintes avec un produit inapproprié.
Autrefois, on savait...
Avenue des Pins et Saint-Dominique, 1978. Photo: Daniel Heikalo. Avec permission.
Lors de la sélection de mes photos, j’ai repensé à la question de cet homme. J’ai cherché d’autres aspects “colorés” du quartier, et j’ai choisi des images où la couleur était une part essentielle de la composition, où elle était nécessaire : une lessive séchant sur la corde, des briques, une clôture, des ornements multicolores, des scènes de rue, une borne d’alarme incendie…, un peu de tout ce qui colorait le quartier.
J’ai aussi remarqué, lors de promenades plus récentes, que la nouvelle mode des couleurs neutres, comme des gris, a donné un aspect fade aux rues du quartier. On dirait qu’on a peur de la couleur, ce qui n’était pas le cas autrefois.
Au sujet de mon quartier:
Le quartier Saint-Jacques, Centre-Sud aujourd’hui, c’est le quartier qui m’a vu grandir. Quartier ouvrier et aussi, de chômeurs et de familles en assistance sociale. Quartier coloré dont l’architecture vernaculaire a su me fasciner dès l’enfance et influencer profondément l’iconographie de mes oeuvres visuelles, quelles soient photographiques, infographiques ou simplement des dessins d’architecture imaginaire réalisés à la plume.
C’est au hasard de promenades sans but, souvent matinales et dominicales, qu’on été prises les images qui constituent cette exposition. Le dimanche matin, de bonne heure, était un temps particulièrement propice à la photographie, avec sa lumière plus vive, due à une pollution moindre, et son silence. Les jours enneigés étaient aussi prisés, pour leur lumière surréelle.
Cette exposition est pour moi un retour aux sources, et aussi un hommage aux ouvriers et artisans anonymes qui ont donné au quartier son cachet, son architecture: charpentiers, couvreurs-artisans de toits en ardoise, briqueteurs, sculpteurs de nombreux détails ciselés de balcons et lucarnes.
J’ai souvent eu l’impression de vivre dans un village sympathique au coeur de la grande ville.
Le poète montréalais Irving Layton dit au sujet de son enfance passée sur De Bullion et sur Sainte-Elizabeth, un peu à l’ouest du Centre-Sud, que ça a moulé sa sensibilité de poète, et qu’il ressentait un grand regret d’avoir élevé ses enfants dans la stérilité sociale de la banlieue. Je pense exactement comme lui et suis fier d’avoir grandi dans le quartier Saint-Jacques qui a laissé son empreinte sur ma vision artistique et a forgé l’homme et l’artiste que je suis aujourd’hui.
Est-ce qu’il y a nostalgie? Un peu tout de même. Je n’ai pas la nostalgie des logements sans eau chaude, des rez-de-chaussée en terre battue, des coquerelles et autres bestioles non bienvenues, mais bien d’une époque où ce quartier était infiniment vivant, abordable, et où malgré tous ses défauts, il y faisait bon vivre.
On faisait avec les moyens du bord. Le VRAI recyclage était un mode de vie rendu nécessaire par la nécessité. Les vielles annonces en tôle pour patcher les hangars, les clôtures, même les toits en certains endroits, comme ici à gauche. J'ai même vu de vielles plaques d'immatriculation clouées sur un hangar pour boucher un trou.
Vue du centre-sud, 1976. Photo: Daniel Heikalo. Avec permission.
Au cours de mes nombreuses promenades dans le quartier, j’ai approfondi ma connaissance de ses lieux inédits, de ses trésors d’inexactitude, de sa « tout-crochitude »! J'y ai développé mon sens de la lumière, de la perspective, et une appréciation de la vie de ces gens qui, tels mes parents et grands-parents, y vivaient et essayaient à leur façon de le rendre plus beau, plus supportable.
Notre quartier a été en grande partie construit par des charpentiers, des briqueteurs, des maçons, des gens ordinaires sans formation d’architecte. C’est le domaine de l’architecture vernaculaire. Malgré plusieurs contraintes, comme des ressources limitées ou des espaces restreints, ces bâtisseurs ont su créer une architecture sobre, aux proportions harmonieuses, qui a traversé plus d’un siècle avec la même dignité que celle affichée par ses artisans. Ceux-ci connaissaient la pierre, la brique, le plâtre, le métal et le bois. Ils ne manquaient pas d’imagination, utilisant parfois les moyens du bord pour parvenir à leur but, comme la récupération de vieilles enseignes en tôle pour recouvrir les hangars.
C’était un quartier de travailleurs, de petits commerces, de petites et de grandes usines. Au bout de ma rue, à côté de l’école de Salaberry, mon école, il y avait la laiterie Poupart, devenue par la suite Québec-Lait, puis fermée. C'était avant le commencement de la fin: la mondialisation, la spéculation immobilière et tout ce qui a fait du Centre-Sud un quartier qui pour moi est une ombre "rénovée" de ce qu'il était.
Daniel Heïkalo.
Faut avouer d'emblée toute la force qui se dégage de ce magnifique texte. J'ai grandi dans Hochelaga, un de ces vieux quartiers aux ruelles où s'amusaient les enfants sales mais tellement heureux, je le sais, j'en étais un. On jouait à l'ombre des hangars de tôle et des innombrables cordes à linge, remplies de robes, de pantalons et de brassières, qui tapissaient le décor à gauche et à droite de la ruelle. Les marchés de quartier avec leur enseignes, là où on allait échanger des bouteilles vides contre des bonbons, ces marchés bardés d'enseignes se trouvaient situés au milieu de vieux triplex dont plusieurs étaient peints en rouge. Y'avait ces beaux balcons en bois ouvré, probablement fabriqués chez Duncan, une entreprise de bois sur Ontario et L'espérance, là où mon grand-père avait travaillé durant les années 40.
Rue Ontario, vers 2002. Photo: Pluche
L'autre chose qu'on voyait partout, c'était les appareillages de briques de différentes couleurs et aussi les corniches de bois ou de tôle peints. Quand il faut rénover ces corniches aujourd'hui, on ne les rebâtit plus, elles sont majoritairement enlevées. Sur de Rouen et de Chambly, au coin nord-est, une magnifique caisse populaire construite au début des années 60. Je me souviens du beau plancher en pierre d'ardoise, de la belle fontaine. On y avait même tourné des scènes de films québécois, des publicités télévisées aussi avec Marthe Choquette et Jean Besré. On l'a rasée pour mieux construire des condos qui n'apportent rien au paysage. De l'autre côté de la rue il y avait un p'tit marché IGA de rien du tout et dont je me souviens de l'enseigne dehors. C'est un logement maintenant. À quelques rues à l'ouest, près d'Aylwin, c'était le tailleur pour hommes Capogreco, avec sa belle façade en brique rouge vernissée. C'est une garderie aujourd'hui. En 1970, je m'en rappelle, après ma maternelle, ma grand-mère m'amenait soit manger un hot-dog au Harvey's coin Aylwin et Ste-Catherine, où bien chez A&W sur Sherbrooke. Après, à cause de son métier de couturière, on allait chez Montpetit, un magasin de tissu au coin de Adam et Joliette. C'était un de ces vieux magasins au plancher de bois qui datait d'un autre siècle, un peu croche et qui craquait abondamment quand on marchait dessus. L'extérieur n'avait pas changé depuis les années 40, quand ma grand-mère était une jeune mariée. Il y avait du charme tout plein dans c'te bâtisse-là. On l'a perdue avec le feu. Aujourd'hui c'est des condos.
Enseigne lumineuse de chez Shamie, aujourd'hui disparu. Photo: Pluche
Sur Ontario, près de l'actuelle place Valois, y'avait le spectacle des trains du CN qui passaient et où se trouvait pas loin une station d'essence Champlain avec une belle tourelle blanche et bleue. Dtruite depuis un bout et l'espace est occupé aujourd'hui par des condos. Et en marchant vers l'est, dépendamment du vent, on pouvait sentir l'odeur des bons biscuits de la biscuiterie Charbonneau, une autre bâtisse peinte en rouge. Fermée en '73 celle-là. Tout le long d'Ontario et de Ste-Catherine aussi, on retrouvait les belles enseignes lumineuses sur les murs des magasins. Parties. Celle du magasin Shamie, qui existait depuis les années quarante au moins, a été la dernière à encore trôner sur Ontario, avant de disparaître complètement. Aujourd'hui, il ne reste plus que les trous dans la brique où elle était attachée.
Sur Ste-Catherine, l'Oiseau Bleu attirait les passionnés de différents hobbies et possédait une belle devanture et vitrines, avec aussi son enseigne marqué d'un oiseau bleu. Ma grand-mère y allait pour ses patentes de couture, et moi, j'allais lorgner du côté des voitures Matchbox et du beau présentoir. L'Oiseau Bleu a migré, non pas ailleurs mais dans le néant. Le seul survivant que je connaisse dans le quartier est la boutique de jeux et jouets Le bric-à-brac, coin Ontario et Aylwin, mais dans mon temps, il était entre Aylwin et Cuvillier.
Autrefois, Hochelaga et le centre-sud, c'étaient des quartiers refuges pour les gagne-petit, ceux qui se cherchaient un bon logis pour pas cher. Maintenant, tout à changé. L'embourgeoisement s'est bien amorcé avec la construction de condos, ici et là. Des bâtisses inodores, incolores et sans flavor qui n'ajoutent rien et dont l'architecture ne "fitte" pas exactement avec le reste, pittoresque, des alentours.
Regardez de nouveau la première photo de l'article, comme mentionné, il s'agit du restaurant Chez Gaétane. C'était souvent là le nom que l'on donnerait aujourd’hui aux dépanneurs. De ces p'tits commerces de quartier comme ça, il n'en existe presque plus. Maintenant, observez l'endroit tel qu'il apparaît de nos jours:
L'ancien emplacement du restaurant Chez Gaétane, 2022.
Comme on peut le constater, le bâtiment a été assez modifié puisque le restaurant n'existe plus. On a changé la vocation du local de commercial à résidentiel, ce qui a amené d'importantes modifications. L'entrée du restaurant a été bouchée et une simple fenêtre occupe le coin tronqué. On peut voir d'autres morceaux qui ont été bouchés afin de remplacer les grandes vitrines par des fenêtres ordinaires. Le charme qui opérait autrefois est disparu. Et c'est comme ça à plein d'autres endroits qui débordaient de charme typique des vieux quartiers ouvriers. Toutefois, ils ne sont pas disparus d'eux mêmes. Y'a un mélange; d'abord dans les habitudes de consommation où les gens ont préféré aller acheter dans les grands supermarchés du temps, Steinberg ou Dominion, à l'époque où Métro c'etait encore les Épiciers unis, ces petites épiceries dont la bannière n'avait rien de celle qu'elle est aujourd'hui. Aussi, les dames âgées qui faisaient livrer leur commande de par le marché du quartier, souvent situé sur la rue même. Chaque rue avait le sien. Des fois c'était moi qui allait chercher leurs choses et leur ramenaient. Dix cennes de pourboire, vingt cinq si j'étais pas mal chanceux. Je me souviens de madame Lecluse, une cliente de ma grand-mère. Elle appelait le marché et faisait préparer sa commande. Elle n'avait même pas besoin de dire à l'épicier comme elle voulait sa viande. Il savait. Le boucher aussi. Pis moi, j'allais récupérer tout ça pour elle et bien d'autres. Elle n'aimait pas les supermarchés, même s'il avait un Dominion au coin d'Aylwin et Ontario. Pas de service personnalisé comme de l'aut' bord d'la rue, disait-elle. Pour nous, les gamins du quartier, ces restaurants, épiceries et petit marchés c'étaient des lieux de socialisation, on s'y rencontraient, on bouffait des bonbons.
Daniel a bien saison. C'était pas mal plus coloré dans l'temps.
Le saviez-vous? La rue Ontario a été nommées ainsi en 1842. Avant, elle a porté les noms de Napoléon, Arthur-Buies et Berthelet. Son nom provient du grand lac du même nom.