C'était une journée d'août 72, quelque part dans l'avant-midi. Je m'en souviens très bien. A l'arrière de la maison où l'on habitait il y avait une belle grande cour où j'avais «acquis» une certaine superficie immobilière parfaitement gazonnée et que j'avais tranquillement transformée, au fil de mes jeux tous plus imaginatifs les uns que les autres, en carrière Miroc.
Au début je ne crois que l'on ait approuvé que je déconcrisse le terrain comme ça mais on s'est ravisé par la suite, probablement en se disant que c'était mieux que je fasse des trous dans la cour que dans la maison. Dans ces trous les Tonka, Matchbox, Tootsie Toys et Hot Wheels s'entremêlaient d'ailleurs assez joyeusement, dans un nuage de poussière comme à peu près moi seul savait en faire.
C'était une journée comme les autres. Peut-être plus tard j'irais arpenter les ruelles avoisinantes avec mon ami Alain (une fois que ce fénéant qui n'était jamais levé avant sept heures soit debout) afin d'y trouver des bouteilles vides qu'on échangerait au marché pour des bonbons ou encore on se ferait une maison hantée en-dessous du balcon. La journée était encore jeune.
J'étais bien occupé à jouer quand ma grand-mère est apparue sur le balcon pour me dire qu'on allait bientôt partir en vacances au bord de la mer. J'ai relevé ma face toute crottée pour la regarder avec plein de points d'interrogation qui me sortaient par les oreilles. Faut dire qu'à cinq ans, presque six, je n'avais pas une compréhension très élaborée du concept des vacances. Pas plus que celui du «bord de la mer».
C'est quoi la mer?
C'est comme un lac mais en plus gros. En plus salé aussi, m'avait-on dit.
C'est loin?
C'est loin. très loin même.
C'est où, au juste?
Un endroit qui s'appelle Wildwood.
C'est plus loin que Terre des Hommes?
Assez, oui.
A mon âge le monde n'était pas très grand. Il s'étendait sur quelques pâtés autour de la maison. L'île Ste-Hélène c'était déjà à l'autre bout du monde alors imaginez Wildwood! J'allais bien aimer le bord de la mer, qu'on m'a dit.
C'est donc pour ça qu'on m'avait acheté un beau petit maillot quelques jours auparavant. Il était bleu marin avec des p'tits bateaux oranges vers le haut. Pas laid mais péniblement inconfortable.
Tu va être très beau là-dedans. Les p'tites filles vont courir après toi, qu'on m'avait dit.
Là j'ai fait une grimace. Beurk! Dans ce temps-là, pour moi comme pour mes amis, les filles étaient des créatures étranges qui n'avaient pas de zizi et qui sentaient les fraises.
J'étais Calvin avant Calvin.
Emporte des Pif Gadget. Plusieurs même. La route, m'avait-on prévenu, allait être longue, très longue même. J'estimais au pif que ma grosse pile de Pif, probablement une vingtaine tout au plus, allait être suffisante. J'ai appris à mieux estimer après ce voyage-là.
Nous sommes partis, un vendredi matin très tôt. Pas mal d'effervescence dans la place. Avant le départ j'espérais que le magasin de l'autre côté de la rue ait reçu le nouveau Pif et qu'on puisse me l'acheter avant de s'en aller. La valise du Dodge Coronet de mon père était remplie à ras bord. Tout juste s'il n'avait pas sauté dessus pour qu'elle ferme. On emportait plein de chose. Pas le chien par contre. C'te caniche faisait une dépression nerveuse profonde si on ne changeait qu'un seul petit meuble de place dans la maison alors imaginez l'emmener à Wildwood.
Pas le Coronet de mon père mais absolument identique.
Mon grand-père et mon grand-oncle étaient tous les deux sur le balcon arrière à nous regarder quitter la ruelle pour s'en aller. Ils ne venaient pas avec nous, malheureusement. Mon grand-père n'a jamais été un grand voyageur mais mon grand-oncle a pratiquement fait le tour du monde au fil des ans alors Wildwood ne l'aurait probablement pas trop impressionné. Je leur ai envoyé la main du siège arrière, trouvant que c'était bien dommage qu'ils ne soient pas du voyage.
Avant de s'engager sur la rue mon père à mit le pied sur le frein. Il s'est retourné de bord pour me regarder.
Mon grand-père et mon grand-oncle, toujours sur le balcon, ont été bien amusés de me voir sortir de la voiture pour passer à côté d'eux et entrer dans la maison pour ensuite entendre la chasse d'eau de la toilette pour me voir ensuite ressortir et rembarquer dans l'auto.
Et là nous sommes partis mais après avoir passé le poste de péage j'ai compris qu'on partait pour vrai. Puis je me suis demandé à quoi ça pouvait bien ressembler les États-Unis. Peut-être que se serait comme dans les Jetsons. Çe serait chouette ça.
Après avoir passé un temps appréciable à imaginer n'importe quoi j'ai entamé ma réserve de Pif. Ma perception du temps et des distances n'étant pas exactement au point j'étais parfaitement convaincu qu'après avoir passé ma pile on serait rendu à Wildwood. Quand j'ai mis le dernier sur la pile j'ai relevé la tête pour me faire dire qu'on avait même pas encore passé les lignes.
Éventuellement nous y sommes arrivés à ces fameuses lignes. Wildwood ça doit être juste l'autre bord, que je me suis dit.
Grosse déception: non seulement Wildwood ce n'était pas juste de l'autre mais je me suis rendu compte que les États-Unis ce n'était pas bien différent de chez-nous, sauf que tout était en anglais partout. Pas de trucs des Jetsons nulle part non plus. Zut!
S'arrêter pour mettre du gaz ce n'était pas facultatif. Les gros chars du temps buvaient comme le trou du bain et pis l'gros Coronet faisait pas exception. Ça devait faire quelque chose comme 15 miles au gallon. C'est quoi ca en métrique? 6 litres aux cent kilomètres à peu près?
Ah, je vois d'ici la face en horreur des jeunes d'aujourd'hui. Alors pour vous épargner une crise cardiaque des plus foudroyantes je ne vous parlerai pas des Chrysler Imperial, Chrysler Newport, Lincoln Continental et Cadillac Fleetwood de l'époque avec des
hoods deux fois longs comme une Prius.
Ah oui, et c'était aussi le temps où il y avait du service dans les stations de gaz. Comme un employé qui arrivait et demandait pour combien d'essence on voulait. Avec ou sans plomb? Et pendant que ça remplissait il prenait le temps de vérifier l'huile et de passer un chiffon graisseux dans le pare-brise.
Wildwood ca se situe dans le New Jersey, sur la côte est, quelque peu au sud de cette espèce de bizoune géographique qui trempe dans l'Atlantique, à l'embouchure de Delaware Bay. Ca ressemblait en rien à ce que j'avais vu auparavant. Ca avait beau ne pas ressembler aux Jetsons n'empêche que je me sentais sur une autre planète quand même.
Pour le premier voyage on logeait au motel Aladdin. Il était pas mal du tout l'Aladdin mais quand même un peu loin de la plage. Fallait se taper trois bons coins de rues: Seaview, Atlantic et Ocean avant d'arriver au Boardwalk. Erreur qu'on allait corriger la prochaine fois.
Le marquee du motel Aladdin a été conservé.
Ma mère et ma grand-mère, premier voyage en 72.
Sur le bord de la picsine. J'allais pas trop parce que je savais pas nager.
L'Aladin n'était pas le plus gros motel de Wildwood, on en croisé de gigantesques en s'en venant. Le marquee sur le toît était sobre, juste le mot Aladin. Pas d'étoiles filantes, de plamier ou autre. C'était plus joli le soir quand il était illuminé. Aujourd'hui le motel a été
converti en condo, comme quoi cette foutue épidémie n'est pas propre à Montréal.
La deuxième fois que nous sommes venus à Wildwood, en 73, c'est au motel Attaché que nous sommes restés. Un peu plus près de la plage çui-là, au coin de Beach avenue et Heather Road. Un peu plus grand que l'Aladin aussi. Plus grosse piscine. Et avec glissoire et en plus y'avait une terrasse.
Le motel, tel qu'on le voyait de la plage.
En 74 aussi c'est au Attaché que l'on a logé. L'année suivante c'est juste à côté que nous sommes allé, le Gondolier. Je crois que l'Attaché et le Gondolier appartenaient au même type. Les deux motels étaient d'ailleurs mitoyens.
Ça c'est moi sur la terrasse du motel Attaché. Marée haute à l'arrière.
Aussi y'avait c'te fille, une plus vieille que moi qui logeait pas très loin de nous avec ses parents. Ils venaient du Québec eux-aussi alors ça m'a fait une amie avec qui aller jouer au mini-putt. Elle est repartie avant nous mais avant de partir nous nous sommes échangés... des Pifs Gadget, qu'elle avait emporté elle aussi.
Je sais ce que vous allez me dire, que je pensais que les filles étaient des créatures étranges là-là-lèrreu, sauf que ma vision 72 des filles et celle de 75 comportaient des différences nettement appréciables.
Matin du départ durant notre dernier voyage en 75. Le Pif Gadget dans ma main fait partie de ceux que j'ai échangé avec la fille. Le tout a été gagné sur le Boardwalk dans un jeu d'adresse. Première fois que je gagnais quelque chose.
J'ai trouvé la plage amusante mais je pouvais jamais aller trop loin dans l'eau parce que je savais pas nager. On m'a dit que de l'autre côté y'avait l'Europe. J'avais beau plisser les yeux je voyais pas. Ah,m et l'eau de mer n'était pas buvable pantoute. J'ai vite appris.
Morey's Pier c'était un peu comme la Ronde mais construit sur de longs quais. Plein de manèges dont une bonne partie n'était pas pour moi sauf les maisons hantées. Mais ca, vous deviez le savoir. Et j'étais gâté parce qu'il y avait là les deux types; celles dans lesquelles on se promenait à pied et celles avec un doombuggy sur rails.
Des cartes postales du Boardwalk. On peut s'imaginer comment j'étais excité en voyant ces manèges.
Morey's Pier c'était assez beau à voir le soir quand tout était illuminé. Mélange particulier d'odeurs que celui de la machinerie des manèges, de la barbe à papa et du bord de la mer. C'est durant notre dernier voyage à Wildwood que l'on s'est longuement promené sur le Boardwalk en plein jour. Complètement différent mais tout aussi beau. J'ai fait le plein d'images, de sons et d'odeurs pour ma p'tite boîte à souvenirs parce que je savais qu'on n'y reviendrait pas, malheureusement. On me l'avait dit. L'inflation,
whatever that is, avait quelque chose à voir là-dedans. Dommage, j'y serais bien retourné...