Il a longtemps été dit qu'anne Frank et sa soeur Margot étaient mortes au mois de mars 1945, une ou deux semaines avant la libération du camp de Bergen-Belsen par les Britanniques. Or, si l'on se fie aux témoignages de Nanette Blitz, une amie d'Anne elle aussi incarcérée à Bergen-Belsen, la dernière qu'elle l'a vue était en janvier et à ce moment Anne manifestait déjà des signes avancés du typhus. Nanette l'a décrit alors comme étant un squelette tellement Anne était maigre. La maladie prend environ une douzaine de jours à tuer une personne. Il est improbable qu'Anne et Margot aient pu survivre jusqu'en mars.
Nanette Blitz rapporte néamoins quelque chose d'intéressant à propos de ses rencontres avec Anne; cette dernière avait alors dit à Nanette qu'elle avait un journal intime et qu'elle voulait l'utiliser comme base pour un livre qu'elle voulait écrire. Nanette spécifie bien qu'Anne ne voulait pas publier son journal tel quel.
Mais voilà, aujourd’hui
le Journal d’Anne Frank est devenu aujourd’hui l’un des
ouvrages les plus populaires du 20è siècle et on peut se le
procurer facilement dans n’importe quelle bonne librairie.
Toutefois je me permets aujourd’hui d’apporter une précision que
je considère importante. Si vous avez lu le Journal d’Anne Frank,
vous avez lu Anne, mais en même temps vous n’avez pas exactement lu Anne.
Je
m’explique.
Lorsqu’elle
reçoit le carnet d’autographe à son anniversaire en 1942, Anne
rédige alors un journal intime qui ressemble en tous points à
n’importe quel autre journal écrit par une jeune fille. Elle y
couche ses espoirs, ses rêves, ses déceptions, ses coups de cœur
et de gueule. Au fil des mois son écriture se raffine et Anne se
taille un style littéraire de plus en plus solide et caresse le rêve
de devenir auteure ou écrivaine.
«Autre
chose maintenant : tu sais depuis longtemps que mon souhait le plus
cher est de devenir un jour journaliste et plus tard un écrivain
célèbre. Réaliserai-je jamais ces idées (ou cette folie !) de
grandeur, l’avenir nous le dira, mais jusqu’à présent je ne
manque pas de sujets.»
Les
choses changent au printemps de 1944. Dans l’annexe, le soir venu,
les occupants écoutent clandestinement Radio Orange (radio du
gouvernement néerlandais), laquelle diffuse depuis Londres, afin
d’avoir les dernières nouvelles. Un de ces soirs, Anne entend le
ministre de l’éducation Gerrit Bolkesteyn dire qu'après la guerre
le gouvernement ferait une collection des lettres et des mémoires
que les gens ont écrits durant la guerre. Anne relate cette écoute
dans son journal le 29 mars 1944 :
«Hier
soir, le ministre Bolkesteyn a dit sur Radio Orange qu’à la fin de
la guerre, on rassemblerait une collection de journaux et de lettres
portant sur cette guerre. Évidemment, ils se sont tous précipités
sur mon journal. Pense comme ce serait intéressant si je publiais un
roman sur l’Annexe ; rien qu’au titre, les gens iraient
s’imaginer qu’il s’agit d’un roman policier.»
Plus
tard, en mai, elle rajoute ceci :
«Après
la guerre, je veux en tout cas publier un livre intitulé «
l’Annexe*
», reste à savoir si j’y arriverai, mais mon journal pourra
servir.»
* :
En Néerlandais, Het Achterhuis.
Alors
voilà donc, encore une fois on voit qu'Anne confirme dans son propre journal ce qu'elle avait dit à Nanette Blitz à l'effet qu'elle ne désirait pas publier son journal tel quel, à
proprement parler puisqu’il s’agissait d’un journal intime, mais
plutôt s’en servir comme base pour la rédaction d’un roman. Anne réitère
d’ailleurs, à plusieurs reprises qu’elle ne laisserait jamais
personne le lire. Seule sa sœur Margot peut en consulter certains
passages. Il s’agit là d’une entente tacite qu’elles ont à
l’effet qu’elles peuvent lire mutuellement certains passages de
leurs journaux respectifs car, c’est important de le mentionner,
Margot rédige aussi un journal. Ce dernier n’a toutefois jamais
été retrouvé. De ce fait elle Anne s’arrange donc pour cacher
son journal, allant jusqu’à le placer dans une malle appartenant à
son père.
Donc,
l’écoute du message de Bolkesteyn est ce qui motive Anne à
entreprendre une seconde rédaction de son journal et y consacre un
temps très appréciable. Elle reprend depuis le tout début; corrige
certains passages, en réécrit d’autres et effectue même de
nouvelles rédactions. En l’espace d’une dizaine de jours Anne
parvient à remplir quelques 324 pages avec une bien meilleure
maîtrise de l’écriture qu’en 1942.
On
connaît la triste suite; le 4 août 1944 vers dix heures du matin la
police débarque chez Opekta, alors renommée Gies & Co., et fait
ouvrir la porte secrète menant à l’annexe afin d’y arrêter
tous ceux qui s’y cachent.
De
toutes ces personnes seul Otto Frank survit. Après la libération
d’Auschwitz, il est revient à Amsterdam emportant avec lui le
deuil de son épouse Édith mais étreint toutefois l’idée que ses
deux filles, Margot et Anne, sont encore en vie et qu’elles
reviendront sous peu. Après tout, elles étaient en bonne santé
lors de l’arrestation. Régulièrement il consulte les avis publiés
par la Croix Rouge mais c’est finalement une lettre, adressée par
Janny Brandes-Brilleslijper qui lui apprend la terrible nouvelle.
Secoué, il dit à Miep Gies que ses filles ne reviendront pas. Il
s’effondre. C’est
alors que Miep sort de son tiroir le journal d’Anne, qu’elle
avait récupéré après l’arrestation le 4 août 1944. Elle
retourne voir Otto et lui donne.
C’est
non sans une lourde charge émotive qu’Otto lit les écrits de sa
fille. À la lecture il est estomaqué d’y voir une Anne qu’il ne
connaissait pas. Il transcrit et traduit certains passages du journal
en allemand, qu’il envoie à quelques membres de la famille. Otto
souhaite néanmoins réaliser le vœu de sa fille, laquelle voulait
devenir auteure. Il confie le journal de sa fille à l’historienne
Annie Romein-Verschoor qui tente, sans succès, de le faire publier.
À son tour elle le tend à son mari, Jan Romein et qui écrit à ce
sujet un article intitulé «Kinderstem» (La voix d’une enfant)
dans le journal Het Parool, le 3 avril 1946. À partir de là des
éditeurs se montrent intéressés et Het Achterhuis est publié pour
la première fois en 1947. Le livre est évidemment édité et Otto a choisi de ne pas inclure une certaine quantité de passages qu'il juge trop imtimes.
Il
est aujourd’hui convenu que la première version du journal, celle
qu’Anne a initialement écrite à partir de son anniversaire en
1942 jusqu’à l’écoute du message sur Radio Orange, est désignée
comme étant la version A.
La version B
est la réécriture minutieuse qu’Anne a faite de son journal
jusqu’à la fin, soit le 1er
août 1944. Quant à la
version C, il
s’agit du texte originalement édité par Otto Frank et Ab Cauvern
et plus tard, en 1991 par Mirjam Pressler, laquelle connaît très
bien le journal d’Anne. Pour cette nouvelle édition Pressler a
ajouté plusieurs passages qu’Otto avait supprimés. Avec cette
nouvelle version on voulait un texte accessible pour un éventail
très large de lecteurs mais il y a eu certaines critiques par
rapport à cette décision d’éditer le journal d’Anne de cette
façon. L’une de ces critiques est Laureen Nussbaum qui a bien
connu Anne puisqu’elle apparaît dans le journal sous le nom de
Hansi. Nussbaum, a obtenu un doctorat en littérature et déplore,
entre autres choses, que la version de Pressler, sans aucune mention
à cet effet, entrecroise certains passages du journal d’Anne,
mélangeant des passages de la version B
avec celles, plus spontanées et moins réfléchies de la version A.
Peut-être cela satisfait-il à ceux qui ont un appétit pour le
sensationnalisme mais c’est en réalité à contre-courant du
véritable concept littéraire qu’avait développé Anne en plus de
gommer les choix de mots bien précis qu’elle avait fait en
écrivant.
Par
exemple, vers Noël 1943, Anne décrit son aspiration pour la liberté
et son esprit d’insouciance quant à sa jeunesse et qui n’a pas
diminué. Par contre dans la version B
le récit est plus nuancé et plus poétique. Anne rajoute qu’elle
doit cesser de se sentir désolée pour elle-même et termine sous
une note résolument positive. On a ici opté de ne conserver que la
version la plus émotive tout en choisissant d’insérer certains
passages qu’Anne avait délibérément éliminés. De ce fait, la
composition et la cohérence du texte d’Anne se trouve dilués.
Ceci se répète malheureusement à de trop nombreux endroits le long
du livre. On a aussi omis, dans certaines éditions, des passages
jugés trop scandaleux, comme ceux où Anne parle de sa sexualité, de son corps et
de la relation de ses parents. Voila pourquoi je disais plus haut qu'en lisant le journal on lit Anne sans exactement la lire car nous ne suivons pas le fil directeur de sa pensée littéraire tel qu'il apparaît dans la version B.
Mais
alors, est-il possible de véritablement lire le journal d’Anne
Frank? Oui. À sa mort en 1980, Otto Frank
a laissé à la nation Néerlandaise l’ensemble des écrits d’Anne.
À son tour, le gouvernement a confié le journal au National
Institute for War Documentation
(Rijksinstituut voor Oorlogsdocumentatie) ou, NIOD. On s’est
affairé à compiler tout ce qu’Anne a écrit, de son journal, dans
les trois versions (A,
B et C),
les histoires courtes incluant, entre autres, un roman inachevé, Cady’s
Life. On
retrouve aussi une étude graphologique des manuscrits, de l'arrestation, des enquêtes pour trouver le dénonciateur anonyme ainsi que
l’histoire du journal. Le tout dans une édition reliée de 851
pages.
http://www.amazon.com/The-Diary-Anne-Frank-Critical/dp/0385508476
En terminant,j'espère que vous avez eu l'occasion de voir l'excellente pièce au TNM sur Anne Frank. Le texte d'Éric-Emmanuel Schmitt, la mise en scène de Lorraine Pintal et l'excellente interprétation de la lumineuse Mylène St-Sauveur, que j'ai eu la chance de rencontrer, valaient certainement le détour.
Ironiquement,
alors que mars 2015 marque le 70è anniversaire de la mort d’Anne,
son cousin Buddy Elias a récemment
rendu l’âme. Il avait, outre sa carrière d’acteur, dirigé
le Anne Frank Fonds, en Suisse.