La
Place Bonaventure. La station de métro Bonaventure. La rue
Bonaventure. L’autoroute Bonaventure. On connaît tous ces
endroits. Mais le nom lui, origine d'où?
Faites la connaissance de Bonaventure de Bagnoregio, un théologien dont le vrai
nom était Giovanni da Fidanza, né en Italie en 1217 (certaines
sources mentionnent 1218 et même 1221) et mort à Lyon en 1274. Il
porte le nom de Saint-Bonaventure parce qu'il a été canonisé en
1482. C'est donc pour lui qu'on avait donné son nom à cette rue.
Durant
la première moitié du 19è siècle on voit arriver une nouvelle
technologie en matière de transport: le chemin de fer. Dès 1836 il
y en a un sur la rive sud et qui relie La Prairie à St-Jean. C’est
le Champlain & St-Lawrence Railroad, entièrement financé par
des intérêts privés dont John Molson (mais il ne put voir
l’aboutissement du projet parce qu’il est décédé peu de temps
avant). Tout ça est bien beau mais à Montréal on se demande si on
va un jour voir un tel chemin de fer s’établir quelque part.
Ça
se concrétise finalement en 1847 quand arrive en ville le Montreal &
Lachine Railroad, une toute petite compagnie de rien du tout qui
construit une ligne toute aussi petite d'a peine 13 kilomètres qui
part des environs du square Chaboillez pour aboutir plus loin à
l’ouest aux rapides de Lachine où les gens peuvent alors prendre
un traversier.
Le
square Chaboillez, justement, est un endroit où se rencontrent
quelques rues dont la rue St-Joseph (non pas cette rue St-Joseph-là)
qui se trouve à être le nom que porte la rue Notre-Dame à l'ouest
de McGill, la rue St-Maurice (qui existe encore) ainsi que la rue de
l'Inspecteur (qui existe encore itou). Un secteur qui a évidemment
pas mal changé depuis le temps. On doit le nom de ce square à
Marguerite Godefoy qui a hérité de son mari Louis Chaboillez un
très beau et grand terrain qu’elle cède à son tour à la Ville
de Montréal à son décès. C’est grosso modo aux environs de
l’ancien Planétarium que le Montreal & Lachine Railroad
construit sa gare. Il faut dire le mot «gare» un peu rapidement
toutefois puisque la gare n'a de gare que le nom. C'est très modeste
comme bâtiment mais au moins il y a un chemin de fer. Et puis, comme
je le disais plus haut, on lui donne le nom de gare Bonaventure à
cause de la rue St-Bonaventure qui longe la voie ferrée. Pour vous
donner une idée de quoi avait l’air la gare Bonaventure la voici
sur une photo de 1886 prise lors de la grande innondation et dont je
vous ai déjà parlé.
Le
voyage inaugural se fait le 19 novembre 1847. Il ne fait pas chaud
comme on dit. Il y a tout un tas de gens, des dignitaires pour la
plupart, tous habillés de circonstance et qui se retrouvent à la
gare Bonaventure. Là, il y a une locomotive dont la cheminée fume.
Le chauffeur emplit la chaudière de bois pendant que le mécanicien,
un écossais, fait ses dernières vérifications et ajustements. En
arrière il y a des wagons pour que les gens embarquent.
Bon,
ici il faut que je procède à quelques précisions. D'abord la
locomotive ne ressemble en rien aux locomotives à vapeur classiques
qu'on connaît. Même pas à celles que l'on voit dans ces vieux
films en noir et blanc. Quant aux wagons pour les passagers ils
tiennent davantage de boîtes en bois avec des bancs rudimentaires.
Oubliez les capitonnages de fantaisie et décorations. Les gens sont
assis sur des bancs en bois. Faut l’avouer, nous sommes encore loin
des chics voitures Pullman ça c’est certain.
Le
signal est donné et le mécanicien fait avancer le train. Avec
peut-être un peu trop d'entrain puisque la vitesse augmente
lentement mais considérablement. Au début les gens n'en font pas de
cas mais ça ne prend pas trop de temps que certains s'inquiètent un
petit peut alors que d'autres commencent à avoir sérieusement la
chienne. Le monde dans les wagons fait penser à ces animaux de
compagnie à l'arrière d'une auto qui passe sur un paquet de bosses
et de trous. Pour peu qu’on se croirait dans un dessin animé. Et
puis il n'y a pas grand chose dans les wagons pour se cramponner. La
cheminée de la locomotive n'est pas adaptée pour arrêter les
étincelles et les petits morceaux de bois incandescents virevoltent
dans les airs avec les risques que l’on devine. Les pauvres dames
tapochent souvent leurs magnifiques robes pour éteindre ces
étincelles qui aboutissent dessus et les messieurs vérifient leurs
chapeaux au cas où. La vitesse est très élevée, surtout à
l’époque où l’on considérait un cheval flegmatique comme étant
un bolide alors imaginez dans un train qui file à vive allure dans
le paysage. Sûrement qu’il s’est trouvé plus d’une paire de
sous-vêtements souillés. Chut! Heureusement le train est arrivé à
destination sans trop de dommages et personne ne fut blessé, mis à
part peut-être l’amour propre de ces dames dont les popotins ont
dansé la salsa sur les banquettes. Le mécanicien s’en est
toutefois tiré avec de solides remontrances.
Quant
au trajet, il était fort simple et suivait grossièrement tantôt la
rue St-Jacques et tantôt la rue Notre-Dame. La ligne ne comportait
que trois arrêts; il y en avait un près de la rue Vinet, puis à la
petite gare St-Henri (qui se trouvait à l’emplacement approximatif
de la station de métro du même nom) puis finalement le «terminus»
aux rapides de Lachine.
En
1850 le Montreal & Lachine Railroad fusionne avec une autre
compagnie, le Lake St-Louis & Province Railway et devient alors
le Montreal & New York Railroad. En 1857 la compagnie fusionne
cette fois avec le Champlain & St-Lawrence Railroad dont je vous
ai parlé plus haut et la nouvelle entité prend le nom de Montreal &
Champlain Railroad. En 1857 le Grand Trunk existe déjà depuis
maintenant cinq ans et les travaux de construction du pont Victoria
vont bon train (…). Vous devez avoir une idée où est-ce que tout
ça s'en va, on?
Ben
voilà. Le Montreal & Champlain utilise évidemment la gare
Bonaventure mais la loue au Grand Trunk dès 1864. Le Grand Trunk est
une compagnie essentiellement britannique et c'est d'ailleurs à
Londres que se trouve son siège social. Preuve de son pouvoir, tout
ce qu'elle bâtit, incluant le pont Victoria est payé de sa poche.
En 1872 le Grand Trunk passe de locataire de la gare Bonaventure à
propriétaire puisqu'il acquiert le Montreal & Champlain
Railroad.
Assez
curieusement, et ce malgré l'agrandissement de son réseau, le Grand
Trunk n'apporte aucun changement à la gare Bonaventure. Pas
d'agrandissement, pas de modernisation, rien. La compagnie reste
confortablement assise sur son derrière. En 1885, le Canadien
Pacifique a terminé le chemin de fer transcontinental et le train
inaugural part en juillet de l'année suivante. Le Canadien Pacifique
est alors dirigé par cette locomotive humaine qu’est William Van
Horne, un hyperactif qui s'assume. Il y a écho de plans pour la
construction d'une nouvelle gare à un jet de pierre de la gare
Bonaventure et Van Horne aimerait bien la faire ériger dès 1887.
Cette fois, le Grand Trunk trouve que ça sent le roussi un peu trop
à son goût et décide de démolir promptement sa vieille gare
vétuste pour la remplacer par un nouveau bâtiment en brique de
style Second Empire conçu par les architectes Thomas S. Scott et
Edmund P. Hannaford.
Salle à manger de la gare. (Source: Musée McCord)
Salle d'attente (Source: Musée McCord)
La gare vue de la rue Saint-Jacques. (Source: Musée McCord)
La
gare, cette fois digne de ce nom, possède huit voies ferrées
longeant la rue St-Jacques vers l'ouest. Et les affaires vont
passablement bien. Assez bien pour que l'Intercolonial, une compagnie
désservant l'est du pays, utilise la gare comme terminal. En avril
1912 le président du Grand Trunk, l'énergique Charles Melville
Hays, perd
la vie dans le naufrage du Titanic.
Sans son leadership le Grand Trunk semble avoir de la misère à se
gérer et les problèmes commencent à se manifester, surtout au
niveau des finances.
Au
feu!
En
1916 la gare Bonaventure est la proie des flammes. Heureusement il y
a la station de pompiers #3 sur Ottawa pour limiter les dégâts.
L'édifice est sauvé mais le Grand Trunk est maintenant dans le caca
financier et ne peut reconstruire que partiellement la gare et sa
toiture en pavillon est remplacée par un toit plat tout à fait
ordinaire qui enlève au bâtiment tout son panache. Comme le disait
David B. Hanna, il n'y a alors plus rien de grand dans le Grand Trunk
mais la gare continue toutefois d'opérer.
Il
n'y a pas que les livres comptables du Grand Trunk qui pataugent dans
le rouge. Bon nombre d'autres compagnies sont dans la même situation
sauf le Canadien Pacifique, qui lui, barbote dans des piscines de
sous, comme l'oncle Picsou. Les compagnies ferroviaires ne peuvent
plus rembourser leurs dettes et sont virtuellement sur le respirateur
artificiel. C'est ce qui pousse le gouvernement fédéral à agir. La
réponse de celui-ci est de mettre en place le Canadian National
Railways (CNR) à partir de 1919 et qui va réunir ces compagnies
sous une seule et même bannière. Une tâche titanesque.
Curieusement, le Grand Trunk n'est acquis qu'en 1923. La gare
Bonaventure devient alors une gare du CNR.
L’aménagement
des voies ferrées qui croisent les rues inquiète des résidents du
quartier qui n’hésitent pas à prédire un accident si rien n’est
fait. Et comme de fait, boum! un accident survient le 25 janvier 1927. Vous vous en souvenez? C'est à la suite de cet accident que l'on construira un viaduc qui permettra à la rue
Guy d’enjamber les voies.
Tout
ça est bien beau mais du trafic ferroviaire il commence a y en avoir
et vers la fin des années 20 il devient clair qu'il faut consolider
et rationaliser le réseau à Montréal. En 1929 le gouvernement
fédéral adopte le Canadian National Montreal Terminals Act. A long
terme cela veut dire que le CNR va construire une nouvelle gare
approximativement là où se trouve la gare acquise du Canadian
Northern et qui va porter le nom de gare centrale. Quand celle-ci est
terminée en 1943 la nouvelle gare est plus qu'adéquate et la gare
Bonaventure devient alors caduque mais le bâtiment demeure.
Le
23 août 1948 un violent incendie éclate dans la vieille gare qui
sert d'entrepôt et où il se trouve encore des bureaux. Lorsqu'il y
a une deuxième alerte on réalise que c'est sérieux et selon les
témoins c'était un incendie d'une rare violence. Une dizaine de
pompiers subissent des blessures qui vont de brûlures au deuxième
degré ainsi que des asphyxies partielles. Tous s'en sont
heureusement. Deux autres sont blessés plus grièvement. Il
y a une troisième alerte donnée alors que le feu gagne les quelques
150 wagons le long de la voie qui longe la rue St-Jacques. Il y a de
multiples explosions et les déflagrations sont assez violentes pour
que les vitres des maisons environnantes volent en éclat. Des murs
en sont même ébranlés. Les pompiers craignent d'autres
déflagrations et des centaines de familles doivent quitter leurs
logis par mesure de protection.
Heureusement, une dizaine de
wagons-citernes remplis de naphte furent tirés en lieu sûr,
autrement les conséquences auraient détonnées de façon très
sérieuse. Les étincelles ont quand même pu gagner la cour de la
brasserie Dow où des caisses de bois ont pris feu. Les employés ont
eut vite fait d'éteindre tout ça. À l’entrée de l’édifice
Budge Carlson Paper sur la rue Cathédrale, pourtant située assez
loin de l’incendie, le thermomètre enregistre 105 degrés.
Les
dommages furent assez considérables mais tout ne fut pas perdu comme
l'entrepôt #3 le long de la rue Notre-Dame qui demeura intact.
D'autres structures furent endommagées mais purent être sauvées.
La gare est cependant une perte totale et c'est en 1952 que l'on
décide de la démolir définitivement.
En
1950 on construit une nouvelle gare un tout petit peu à l’ouest
mais sert exclusivement au fret. Les trains de passagers quant à eux
transigent de par la gare Centrale. Après avoir servi à différents
usages commerciaux la gare de fret est démolie dans les années 80.
La gare de fret en 1965. On note le Planétarium Dow alors en construction, la brasserie du même nom ainsi que le viaduc de la rue de la Montagne, identique à celui de la rue Guy.
Aujourd'hui
que reste t-il de la gare Bonaventure? Hum. A vrai dire, pas grand
chose. D'abord, l’ancienne gare chevauchait en quelque sorte
l'actuelle rue Peel au sud de St-Jacques. Avec tous les travaux
d'aménagement qu'on a fait depuis 1952 le peu qui devait rester a
depuis longtemps disparu. Peut-être y'a t-il, quelques mètres sous
le sol quelconques vestiges tout petits mais sans importance. Il existe
toutefois un petit parc avec piste cyclable au sud de la rue St-Jacques, entre la rue Agnès et
l'avenue Laporte: le Parc du Premier Chemin de Fer qui rappelle quelque peu l'ancien trajet du Montreal & Lachine Railway. Les trains qui
passaient autrefois dans le coin font quelques apparitions dans le
roman Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy dont l’histoire se
déroule dans le quartier St-Henri.
Le #1 indique l'emplacement approximatif de la gare bâtie en 1887 alors que le #2 indique quant à lui l'endroit où se trouvait la gare de fret. La disparition de cette dernière ainsi que des voies ferrées ont rendue les viaducs inutiles et ils ont été subséquemment démolis.
Plus
loin dans l'ouest se trouve le CLSC St-Henri, quelque peu enclavé
entre les rues St-Jacques et Notre-Dame. Il occupe à peu de choses
près l'emplacement de la petite gare St-Henri d'autrefois derrière
laquelle passait la voie ferrée et qui bifurquait ensuite
immédiatement vers le sud pour emprunter le pont Victoria.
Le
saviez-vous? Jusqu’en 1959 la portion de l’actuelle rue Peel qui
se trouvait au sud de Notre-Dame portait le nom de Colborne et
jusqu’en 1968 la partie au nord de St-Jacques s’appelait Windsor,
d’où on a tiré le nom pour l’ancien hôtel ainsi que la gare.