Cette
navrante observation me provient, d’une part, de plusieurs moments
de réflexions suite à mes nombreuses visites dans les brocantes,
ventes de garages, marchés aux puces et autres bazars. Dans ces
lieux, où j’aime bien me perdre et flâner, on peut trouver à peu
près n’importe quoi; des bibelots, des cadres, des objets de
décoration, des livres, des articles de cuisine et tout un fourbi
d’autres trucs. Au lieu d’aller engraisser les dépotoirs ces
objets trouvent souvent une seconde et même une troisième vie.
D’une
autre part, là où j’accroche considérablement, c’est lorsque
j’aperçois, trop souvent malheureusement, ces boîtes de carton,
déposées comme ça, où sont empilées quantité de vieilles photos
de famille en noir et blanc. Se débarrasser d’une babiole
quelconque est une chose mais de se désobstruer de ces souvenirs,
par contre, en est une autre. Parfois je m’arrête devant l’une
de ces boîtes et je farfouille un peu. J’y vois des moments
heureux; des réceptions, des rigolades sur un balcon ou dans une
cuisine, des gens souriants photographiés pour une occasion dont
j’ignore tout. J’y vois la vie vécue à une autre époque. Et à
ce moment-là je me demande comment se fait-il que ces photos sont là
et pourquoi ces photos ne sont pas soigneusement conservées dans des
archives familiales?
Il
y a de cela plusieurs années j’ai connu un type qui avait une
passion considérable pour la généalogie de sa famille. Au moment
où il a commencé à s’y intéresser celle-ci était largement
décousue et majoritairement inconnue. Pour lui il s’agissait là
de quelque chose d’inconcevable. Aussi s’y est-il attaqué de
front et a alors entrepris de reconstruire intégralement toute
l’histoire de sa famille. Il a passé des journées entières
passées devant les microfilms de la Grande Bibliothèque, à faire
d’incessantes recherches dans d’autres archives. Soigneusement
penché sur ses nombreuses notes, il a consacré un nombre
incalculable de soirées à tout assembler, patiemment. Un véritable
travail de moine qui a duré très longtemps. Et un jour il est
parvenu à y mettre un point final. La généalogie de sa famille
était désormais complète; qui s’était marié avec qui, quand et
à quel endroit, les enfants engendrés et tout. Il est remonté
jusqu’au premier ancêtre arrivé de France. C’est dire la
quantité de travail que ça représentait.
Pas
longtemps après, crac! Une crise cardiaque foudroyante. Vous savez,
du genre qui ne pardonne pas. Une seconde vous êtes là et l’autre
vous n’y êtes plus. Ce qui était d’autant plus con qu’il
était encore loin de la retraite. Mais bon, la vie est parfois conne
comme ça. L’ennui
avec tout ça c’est que le type n’était pas en bons termes avec
certains membres dominants de sa famille. On pourrait même avancer
qu’il était, comment dire, conspué par eux. Mais voilà, après
son décès ils n’ont pas eu le choix d’aller dans sa maison pour
tout vider. Or, vous savez ce qu’ils ont fait de toutes les boîtes
de généalogie de LEUR famille? Ils
ont tout foutu sur le bord du chemin. Aussi
bête et stupide que ça.
Et
même pas sur le bord du chemin pour le recyclage, non, pour les
ordures. Lorsque le camion a tourné le coin pour s’amener ce n’est
pas que des boîtes de carton que l’on a balancé dans la benne
pleine de jus de vidange, c’est toute l’histoire de leur famille
qui a pris le bord de la dompe.
Je
ne connais pas l’histoire qui se cache derrière toutes ces boîtes
de photos de famille que j’ai croisé trop souvent mais il n’en
demeure pas moins que je trouve ça d’une tristesse sans borne. Je
ne peux m’empêcher d’y faire un parallèle avec la façon dont
on traite notre patrimoine collectif, puisse-t-il être artistique,
architectural ou autre. Combien de fois au fil des ans avons-nous
assisté à la destruction sauvage de notre patrimoine bâti pour y
voir s’ériger à sa place des autoroutes, des stationnements ou
encore des condos? Combien d’œuvres d’art publiques sont
présentement laissées à l’abandon le plus total dans l’irrespect
le plus total des artistes impliqués? Et combien des chapitres de
notre histoire sont carrément réduits à de simples petites
plaques?
En
janvier 2011, suite à la publication de mon article sur l’incendie
du Laurier Palace où, je vous le rappelle, 78 enfants avaient
trouvé la mort, j’ai décidé d’envoyer une lettre en bonne et
due forme à la ville de Montréal. Ma missive était en fait une
requête. En effet, il n’y a rien d’officiel pour rappeler la
mémoire des enfants décédés dans cet incendie et c’était là,
je l’ai souligné deux fois plutôt qu’une, une carence
importante qu’il fallait corriger. Évidemment, la ville étant la
ville, je n’ai pas espéré une réponse rapide alors j’ai
attendu. Et j’ai attendu encore. Quelques six mois plus tard,
n’ayant pas eu de réponse et encore moins un accusé de réception,
j’ai décidé de réécrire une nouvelle lettre en l’adressant
cette fois au maire de l’époque, Gérald Tremblay. Après une
longue attente de plusieurs mois toujours, rien. Niet. Zip. Nada.
Entretemps,
vers 2012, suite aux vaillants efforts de Sharon Share, la fille
d’une des victimes de l’incendie du Blue Bird en 1972, la ville
de Montréal a acquiescé à sa demande d’installer un mémorial à
la mémoire des gens décédés durant cette tragédie. On a installé
non seulement une magnifique plaque de granit avec tous les noms des
victimes mais on a également organisé une exposition à l’hôtel
de ville.
Fort
de cette initiative, et entrevoyant ici ce que je considérais alors
une certaine ouverture de la ville en ce sens, j’ai de nouveau
envoyé à la ville et
au maire une nouvelle lettre car si celle-ci avait pu mettre en place
un mémorial pour les victimes du Blue Bird alors certainement elles
pouvaient aussi faire de même pour celles du Laurier Palace. Encore
une fois ma lettre est demeurée sans réponse, un peu comme si
j’envoyais mes lettres sur Mars. Peut-être se sont-elles rendues
là et que ce sont les futurs explorateurs de la planète rouge qui
vont les découvrir avec stupeur. Mais trêve de plaisanterie.
L’hiver
dernier j’ai décidé de tirer une nouvelle salve, cette fois sous
forme d’un courriel directement expédié au maire Denis Coderre.
Après quelques mois, ô surprise, ma lettre a finalement trouvé
oreille et l’on m’a demandé de fournir quelques renseignements
supplémentaires quant à ce qui se trouve sur les lieux
présentement. Or, voici de quoi il en retourne au moment où l’on
se parle; le Laurier Palace en tant que bâtiment n’existe plus et
à sa place aujourd’hui se dresse, un peu en retrait du trottoir,
l’Église Évangélique Hispanique Bethel de l'Alliance Chrétienne
& Missionnaire. Sur le mur de brique, un peu à gauche de
l’entrée, il se trouve une toute petite plaque de rien du tout en
plastique noir que voici, telle que vue de la rue. La voyez-vous?
La plaque est à gauche de l'escalier. C'est le truc en plastique noir défraîchi. J’ai
donc fourni les renseignements et observations dans ma réponse et
puis j’ai attendu que le tout passe dans la machinerie
bureaucratique et pas longtemps après j’ai reçu une réponse, que
je vous transmets intégralement.
Cette
missive est la réponse caractéristique à laquelle je m’attendais
et qui démontre, une fois de plus, de quelle façon la mémoire de
notre passé est volontairement oblitérée, lentement mais sûrement,
un peu comme ces vieilles publicités murales. Visiblement il est
clair que la ville ne semble pas intéressée. Dans le troisième paragraphe on me dit, en parlant de la plaque, «...ne soit pas récente, elle a une valeur historique en tant que telle et est encore bien lisible.» D'abord, non, ce n'est pas une plaque officielle car il n'y aucune mention de la ville de Montréal ou de quelconque autre organisme. Ensuite on mentionne que la plaque est sur un édifice privé et que la ville ne peut intervenir. Dans ma lettre adressée au maire, je n'ai aucunement mentionné de modifier la plaque existante mais bien de créer un mémorial ailleurs, soit, comme pour le Blue Bird, avec une plaque au sol en bordure du trottoir avec les noms des victimes ou encore dans le parc qui se trouve en face. On me renvoie d’une
part à l’atelier d’histoire d’Hochelaga-Maisonneuve ainsi que
sur le site du service des incendies de Montréal. On contourne ici
habilement le but de ma lettre mais la ville referme habilement le
couvercle. Cela signifie que si le bâtiment est un jour démoli pour être
remplacé par des condos (fiez-vous sur moi là-dessus) presque plus
rien ne subsistera de ce qui s’est passé en ce fatidique 9 janvier
1927. Rien.
La
devise du Québec, «Je me souviens», on la doit à Eugène-Étienne
Taché, lequel a fait graver ces trois mots dans la pierre sous les
armoiries du Québec. De cette devise, l’historien Thomas Chapais a
dit, et je cite; «
[...] la province de Québec a une devise dont elle est fière et
qu'elle aime à graver au fronton de ses monuments et de ses palais.
Cette devise n'a que trois mots : « Je me souviens » ;
mais ces trois mots, dans leur simple laconisme,
valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons. Nous
nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses
malheurs, du passé et de ses gloires1 ».
Si
la mémoire des victimes du Laurier Palace vous touche et vous
importe, je vous prie de joindre votre voix à la mienne en demandant
à ce que la ville de Montréal acquiesce à ma demande. En autant
que je suis concerné cette reconnaissance est essentielle et je ne
compte pas lâcher le morceau tant et aussi longtemps que la mémoire
des enfants ne sera pas dûment, et officiellement, honorée parce qu'entre-temps ce n’est pas que notre Histoire, collective ou familiale que nous obnubilons, c’est aussi nous-mêmes.
1
ibid.,
consulté le 19 août 2008.