Avant toute chose merci au Collectif des Écureuils pour avoir gardé le fort durant la fin de semaine passée avec tout le... hum... style qui leur est si caractéristique et résolument unique. Ceci dit, revenons à nos moutons.
Quartier Villeray, 1931.
Depuis le début du 20è siècle ce coin de Montréal est en pleine
expansion démographique. Pourtant, à peine cinquante ans plus tôt
on n’y comptait qu’une soixantaine de fermes disséminées de
part et d’autre du chemin de la Côte St-Michel. Et, ici et là,
des ruisseaux qui serpentaient ainsi qu’une pocheté de petits
lacs. Toutefois, les choses changent. D’abord avec le passage des
voies ferrées du Quebec, Montreal, Ottawa & Occidental vers
1878, puis, quelques années plus tard par celles, de tramway cette
fois, du Montreal, Park & Island Railway. Flairant la
bonne affaire le fermier Stanislas Jarry, lequel possède une terre
de 64 arpents, entreprend de la lotir en quelques 680 lots à bâtir.
Et bâtir ça va se faire.
Bien beau mais tout ce
monde-là, et Dieu sait que les familles étaient nombreuses dans ce
temps-là, faut que ça mange! Louis Hémond le sait et c’est pour
cette raison qu’il ouvre son marché d’alimentation en 1926 au
coin nord-ouest de l’intersection des rues St-Hubert et Mistral. Il
s’agit certainement d’un marché modeste lorsqu’on le compare à
ceux d’aujourd’hui mais en revanche on y trouvait de tout;
fruits, légumes, condiments, viande, produits laitiers et conserves.
Le commerce change toutefois de main dès 1932 alors que E.P.
Lapointe s’en porte acquéreur. À partir de ce moment-là le
marché pourrait s’appeler La Patate Chaude parce qu’il va
s’ensuivre toute une enfilade de propriétaires différents qui
vont se succéder de 1933 à 1952. Ainsi, en 1933 c’est G. Dubois
qui opère le marché. L’année suivante c’est madame Normandin
qui exploite l’endroit sous le nom de Feuille d’Érable Enr. En
1936 c’est au tour de E. Meilleur qui conserve le nom du commerce.
En 1937 c’est A. St-Pierre qui est derrière le comptoir mais en
1938 c’est au tour de Joseph Smith suivi en 1939 de A. Lavallée.
Ce dernier va tout de même y demeurer jusqu’en 1946 alors que
David Saad va lui succéder. En 1948 c’est Georges Provost qui
s’amène mais il est remplacé l’année suivante par Georges
Lemay. Arrive en 1952 Paul-Émile Lemay avec qui Georges a
possiblement un lien de parenté. Le marché prend alors le nom de
Marché Lemay, nom qu’il va conserver jusque dans les années 70.
Mais revenons à la photo du marché de Louis Hémond en 1931. Ce
dernier n’en est pas à son premier commerce du genre puisque dès
le début des années 20 il en exploitait un sis au 1179 de la rue
Cartier.
Le bâtiment que l’on
aperçoit n’a, au moment où la photo a été prise, que cinq ans
puisqu’il a été vraisemblablement bâti en 1926. Le style est
simple, élégant mais aussi très fonctionnel et on peut apercevoir
des modèles similaires un peu partout à Montréal avec, entre
autres, l’entrée tronquée surmontée de linteaux de bois et les
larges vitrines. Quant à la construction proprement dite on a
utilisé les matériaux d’usage à ce moment soit la pierre, le
ciment et la brique commune. On remarque ici une coquetterie avec les
arcs à clefs au-dessus de fenêtres. Quant aux murs extérieurs ils
servent évidemment à y afficher des publicités de produits
disponibles dans le commerce comme ceux-ci :
Un examen attentif de la
photo du haut nous révèle également une affiche de Coca Cola, de Bovril, dont l’usine se trouvait au coin de Papineau et Van Horne, du
journal Le Devoir, du tabac à fumer Rose Quesnel ainsi que les
biscuits Christie’s fabriqués sur la rue Clarke. Mis à part Rose
Quesnel les autres marques ici annoncées existent encore
aujourd’hui.
Le petit amoncellement de
neige que l’on voit à droite nous laisse croire que nous sommes
ici au printemps alors que tout fond tranquillement. Comme la portion
du commerce qui donne sur St-Hubert est dos au soleil alors la neige
qui se trouve là prend davantage de temps à disparaître. Le
printemps de 1931 n’apporte pas un grand lot de nouvelles. On
notera toutefois l’adoption à Québec d’une modification du Code
civil qui donne à une épouse séparée de son mari une certaine
forme d’autonomie civile. Irénée Vautrin, celui-là même dont
fut tirée l’expression «les culottes à Vautrin» présente une
loi sur le suffrage féminin mais ça ne marchera pas. Entretemps le
Québec, comme presque partout ailleurs, est en proie à la crise
économique. Les usines tournent au ralenti, même les «shops»
Angus du Canadien Pacifique dont on fête les cinquante ans. Les
chômeurs quant à eux, sont nombreux. Le frère Marie-Victorin a eu
l’idée d’en employer un certain nombre afin qu’ils puissent
œuvrer à l’aménagement du Jardin botanique dont l’ouverture
est prévue au début de juin alors que d’autres ne trouvent tout
simplement pas d’ouvrage nulle part. Plus de six-cent d’entre eux
se retrouvent ainsi au parc Lafontaine afin de manifester leur
mécontentement mais la police les fait de disperser. Cette grogne,
on le devine, se fait surtout sentir dans les quartiers ouvriers.
Dans ceux plus aisés les choses sont évidemment beaucoup plus
faciles. Malgré tout, cela n’empêche pas Mary Travers dite La
Bolduc, de faire paraître un nouveau disque 78 tours où l’on peut
entendre ses toutes dernières chansons dont Les filles de
campagne, Nos braves habitants, Rouge carotte, Mon vieux est jaloux,
La pitoune et, coïncidant avec la photo d’aujourd’hui, La
grocerie du coin.
Qu’en est-il
aujourd’hui?
Comme on peut le
constater le bâtiment existe toujours et continue d’abriter un
commerce d’alimentation mais a fait l’objet de modifications
assez importantes au fil des ans. On peut noter en premier lieu
l’agrandissement tant sur St-Hubert que sur Mistral. En procédant
à l’agrandissement on a modifié la disposition des étages
supérieurs en déplacement un balcon et en ajoutant un autre tout
juste au-dessus. On en a profité pour enlever la brique commune
d’origine pour la remplacer au rez-de-chaussée par des petites
tuiles de céramique et plus par de la brique beige. Ceci a
probablement été fait alors que la règlementation municipale quant
aux rénovations de ce genre était encore pâteuse et somme toute
assez nébuleuse, probablement durant les années 60. Aujourd’hui
on ne recommande que très peu le remplacement complet d’un
parement de brique car il en coûte moins cher de le réparer à
moins, bien sûr, que les murs soient trop détériorés. S’il faut
alors tout remplacer il est toujours préférable de reconstituer
l’apparence d’origine qui inclut par exemple, et comme mentionné
u peu plus haut, les ars à clefs au-dessus des fenêtres, les
linteaux, jeux de maçonnerie et autres. Ici, comme on peut le
constater, rien de tout ça n’a été fait et on a même modifié
l’entrée tronquée d’origine pour en faire une porte placée de
côté.
Le saviez-vous? Malgré
son succès et le fait qu’elle était l’idole des démunis et de
tous ceux affectés par la crise, Mary Travers a toujours chanté
sous le nom de son mari. Ainsi, dans de nombreuses publicités,
notamment pour Starr, elle était identifiée comme madame Edmond
Bolduc. C’était la coutume du temps pour les femmes d’être
identifiées aux noms de leurs époux. Autre temps autres mœurs
dira-t-on.