vendredi 18 février 2011

Le 130è anniversaire - Conclusion

Le 23 mai 1879 au Minnesota est incorporée une compagnie de chemin de fer apparemment sans importance; le St. Paul, Minneapolis and Manitoba Railway qui devient rapidement connu sous le nom de Manitoba Road. La compagnie n'est cependant pas nouvelle puisqu'il ne s'agit que de la réorganisation d'un chemin de fer en grande difficulté financière, le St. Paul and Pacific Railroad, qui est racheté par un groupe d'associés; George Stephen, Donald Smith (vous vous souvenez de ce nom dont j'ai parlé dans l'article précédent?), James Jerome Hill et Normand Kittson. Les médias de l'époque n'accordent que très peu d'importance à cette nouvelle.

N'allons pas trop vite. Qui sont ces messieurs exactement et que viennent-ils faire dans cette histoire au juste?

Alors voilà, George Stephen est un écossais né en 1829 et qui vient s'établir vers 1850 au Canada où il travaille dans l'entreprise de textile du cousin de son père. Stephen démontre des qualités d'homme d'affaires qui impressionnent drôlement. Extrêmement doué en mathématiques et capable de prendre des décisions rapidement, il est nommé acheteur. Il possède un flair pour la qualité et lorsqu'il inspecte des tissus il semble déjà posséder plusieurs années d'expérience. Vers 1860 Stephen est devenu une force redoutable dans le monde de la mercerie et en 1870 et il est un homme très riche. Il en vient à s'intéresser au monde bancaire et entreprend de lire volume par-dessus volume sur le sujet afin d'en apprendre le plus possible. Non seulement il investit des sommes considérables dans l'achat d'actions de la Banque de Montréal mais il en devient aussi le directeur général en 1873 puis président en 1876.
George Stephen

James Jerome Hill est un drôle de numéro. Ontarien de naissance il s'est expatrié au Minnesota alors que débutait l'âge d'or des bateaux à vapeur tels que l'on en voyait sur le Mississippi. Hill a alors investi dans le transport maritime avec son propre bateau, le Selkirk. Plus tard, il s'associa avec son vieux rival, Normand Kittson, pour former la Red River Transportation Company qui exerça bientôt un véritable monopole sur la rivière Rouge écrasant toute compétition avant même qu'elle ne se pointe le bout du nez.
James Jerome Hill

Normand Kittson quant à lui était un type assez ingénieux qui, dans les années 1840 avait établi un poste de traite à Pembina, avec lequel il en vint quelques années plus tard à contrôler tout le trafic de fourrures provenant du Canada. Il était de par cette position en compétition directe avec la compagnie de la Baie d'Hudson et parvint éventuellement à briser le monopole de cette dernière. Kittson s'intéressa au transport maritime en achetant un bateau à vapeur; l'International, et il y eut une compétition féroce entre sa compagnie et celle de Hill, jusqu'à ce que les deux décident de faire copain-copain en 1872.
Normand Kittson

Nous retrouvons maintenant Donald Alexander Smith, personnage assez particulier s'il en fut un et dont je vous ai parlé dans l'article précédent. Smith est écossais de naissance et cousin de Stephen (quoique ce dernier ait toujours eu beaucoup de misère à blairer Smith). Lors de son arrivée au Canada Smith trouve immédiatement du travail comme commis pour le compte de la compagnie de la Baie d'Hudson. 
Donald Alexander Smith


Malheureusement il ne tombe pas dans les bonnes grâces de George Simpson le grand patron de la compagnie et celui-ci envoie Smith à Tadoussac en 1841. En 1847 Smith a des problèmes de vision et revient à Montréal (sans la permission de Simpson) afin de faire examiner ses yeux. Le médecin de Simpson conclut qu'il n'y a aucun problème et Simpson décide alors d'expédier Smith ipso-facto à... Esquimaux Baie. 

Autant l'envoyer en Sibérie! Surtout avec les moyens de transport du temps. Mais ne vous en faites pas, non seulement le personnage s'y rend mais parvient à devenir Directeur du District du Labrador en 1862 puis Commissaire de la région de Montréal en 1868. Durant l'hiver de 1870 Smith se rend à Fort Gary pour le compte de la HBC et durant une tempête tombe face à face avec... James Jerome Hill avec lequel il se noue d'amitié. Smith est aussi élu dans le nouveau comté de Selkirk en 1871 et, comme on l'a vu précédemment, responsable en 1873 de la chute du gouvernement Macdonald. Smith est aussi un actionnaire important de la Banque de Montréal.

Il y a aussi Richard Bladworth Angus, un autre écossais d'apparence très soignée et qui devient en 1869 directeur de la Banque de Montréal, un poste qu'il conserve jusqu'en 1879, année où il déménage à St-Paul au Minnesota afin de représenter les intérêts des Associés ci-haut mentionnés.
Richard Bladworth Angus

Nous sommes donc le 9 juillet 1880 à Ottawa. John A. Macdonald est assis à son bureau, une bouteille de brandy pas trop loin (on assume), et ouvre une enveloppe sur laquelle est inscrit "Privé et confidentiel". Il ouvre l'enveloppe et en sort une lettre. Il sait très bien de qui elle vient; George Stephen. Macdonald et lui se connaissent assez bien d'ailleurs. Cette lettre est tout à fait caractéristique du caractère manipulateur de George Stephen; il énumère les défaillances des autres groupes, souligne les qualités du sien et met Macdonald en garde si ce dernier faisait un mauvais choix (autrement dit s'il ne suivait pas le conseil de Stephen). Il faut mentionner ici que si Donald Smith fait partie des associés son nom n'apparaît pas et c'est là une omission tout à fait nécessaire puisque Macdonald hait le personnage pour les raisons que l'on sait. 

Il serait faux de croire que les intentions de Stephen et de ses associés à ce sujet soient altruistes, que non, puisqu'ils voient tous là-dedans quelque chose qui pourrait énormément profiter au Manitoba Road comme en témoigne une lettre de Hill à Richard Angus le 19 octobre 1880. Dans celle-ci, Hill dit très ouvertement que la seule raison pour laquelle les Associés (Stephen, Hill, Smith, Kittson et lui-même) s'intéressent au chemin de fer transcontinental est pour que celui-ci puisse profiter au Manitoba Road (Hill ajoute que le tracé du chemin de fer prévu l'inquiète beaucoup et que la ligne intercontinentale pourrait alors potentiellement devenir un ennemi très sérieux).

A Ottawa il semble devenir de plus en plus évident que c'est Stephen et ses associés qui obtiendront le fameux contrat du chemin de fer transcontinental mais les choses ne sont pas si simples. Après tout, on ne rédige pas un tel contrat comme ça du jour au lendemain. Et puis il y a les nombreux conflits d'intérêts auxquels sont joyeusement mêlés Stephen et ses associés. Quant à Macdonald, il n'est pas con, il sait très bien que les associés préféreraient une ligne de chemin de fer qui ferait un plongeon aux États-Unis pour le sympathique bénéfice des associés.

Macdonald prend une bonne lampée de brandy. Il n'est aucunement question pour lui d'accorder au groupe de Stephen ne serait-ce qu'un pouce de voie ferrée aux États-Unis alors il est prêt à faire une concession en échange: la clause dite du "contrôle exclusif". Cette clause accordait à la compagnie de chemin de fer que Stephen et ses associés allaient diriger un monopole tout à fait exclusif sur toutes les voies qui allaient être construites par celle-ci. Pour Stephen c'était très clair: si cette clause n'était pas incluse dans le contrat lui et ses associés n'embarqueraient tout simplement pas dans la patente.

Il est difficile ici de déterminer ce qui aurait effrayé davantage les membres du parlement; cette clause de contrôle exclusif ou encore l'apparition au beau milieu de la Chambre des Communes, dans un nuage de souffre, de Satan lui-même.

Malgré tout le contrat est signé le 21 octobre 1880, liant de ce fait le gouvernement et les associés qui comprennent alors George Stephen, George S. Kennedy, James Jerome Hill et Richard B. Angus. Donald Smith fait aussi partie des associés mais son nom est volontairement omis parce que bon, depuis le petit épisode où Smith fut responsable de la chute des Conservateurs, que nous avons vu précédemment, ceux-ci n'aimeraient probablement rien de mieux que de passer Smith à la moulinette. Littéralement. D'ailleurs en 1879 Macdonald a voulu s'en prendre physiquement à Smith et Macdonald avait alors dit qu'il ne connaissait pas de plus grand menteur.  

Outre la clause d'exclusivité le gouvernement s'engage à céder aux associés une subvention de quelques $25 millions de dollars (un demi-milliard en dollars d'aujourd'hui) et 25 millions d'acres de terrains donnés au fur et à mesure que le travail progresse. Un chausson avec ça? Tout ça est bien beau mais quand vient le temps de ratifier tout ça en Chambre ça ne passe pas exactement comme du beurre dans la poêle, loin de là. Alexander Mackenzie n'est pas tout à fait au meilleur de sa forme et c'est Edward Blake, son remplaçant à la tête du parti Libéral qui décide de passer les Conservateurs au batte (au sens figuré, rassurez-vous).

Blake est un bonhomme physiquement imposant et de forte stature qui demande à la Chambre, sur un ton sarcastique et résolument moqueur s'il n'y a pas personne de mieux au pays qu'un marchand de tissus (Stephen) et un trappeur de rats musqués (Smith) qui puisse construire ce foutu chemin de fer!! Ah oui, ce bon vieux Smith. Blake affirme en Chambre que même si le nom de Smith n'est pas sur le contrat il est tout à fait clair que le personnage fait partie de la bande de Stephen. Et voilà ti-pas que Macdonald se voit obligé de défendre un personnage qu'il déteste profondément.
Edward Blake

Mais Blake n'est pas seul à tirer à boulets rouges sur Macdonald tout au long des nombreuses sessions parlementaires qui n'en finissent plus. Pour un jeune député de 39 ans représentant Québec-Est c'est l'occasion rêvée de se faire remarquer pour la première fois en Chambre sur un sujet d'importance.

«Qu'est-ce qui a pris le gouvernement de ce pays pour qu'il se sente obligés d'accepter ce contrat avec le Syndicat (Stephen et ses associés)? Qui a forcé le gouvernement à négocier avec le Syndicat? Quelle calamité s'est abattue sur ce pays et son gouvernement pour qu'il se rendre inconditionnellement au Syndicat? Si ce contrat doit être jugé à la lumière des idées et principes britanniques modernes il transporte avec lui son ordre d'exécution et le seul devoir qui reste à accomplir à cette Chambre est tout simplement de le rejeter dès la première occasion!»
Wilfrid Laurier

Ce jeune député n'est autre que Wilfrid Laurier. Le débat se poursuit et les tensions en Chambre vives. Pendant plus de trente sessions parlementaires John A. Macdonald, John Henry Pope et Charles Tupper voient à défaire pas moins de 23 amendements. Ces sessions se poursuivent très tard, souvent jusque dans la nuit. On parvient cependant à tout finaliser mais Macdonald ne peut signer le projet de loi, puisqu'il est pris de violentes crampes abdominales et confiné au lit. C'est le Gouverneur Général John Campbell qui le signe à sa place. Le Bill est finalement adopté le 15 février 1881 en troisième lecture. Quant à George Stephen il ne perd pas de temps et trois jours plus tard, soit le 18 février 1881, il incorpore la compagnie dont nous fêtons aujourd'hui le 130è anniversaire et dont il devient le premier président:





Le saviez-vous? De nombreux travailleurs d’origine chinoise ont œuvré à la construction du chemin de fer mais ne recevaient qu’une fraction du salaire reçu par les canadiens, britanniques et américains qui faisaient le même travail. De ce fait, en 2006, le gouvernement canadien a officiellement présenté ses excuses à la population d’origine chinoise du pays pour ces très injustes traitements.

2 commentaires:

  1. Très intéressant comme brin d'histoire. Merci!

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  2. Merci pour votre visite et pour votre commentaire!

    Pluche

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