Le 23 mai 1879 au Minnesota est
incorporée une compagnie de chemin de fer apparemment sans importance; le St. Paul, Minneapolis and Manitoba Railway
qui devient rapidement connu sous le nom de Manitoba Road. La
compagnie n'est cependant pas nouvelle puisqu'il ne s'agit que de
la réorganisation d'un chemin de fer en grande difficulté
financière, le St. Paul and Pacific Railroad, qui est racheté
par un groupe d'associés; George Stephen, Donald Smith (vous vous
souvenez de ce nom dont j'ai parlé dans l'article précédent?),
James Jerome Hill et Normand Kittson. Les médias de l'époque
n'accordent que très peu d'importance à cette nouvelle.
N'allons pas trop vite. Qui sont ces
messieurs exactement et que viennent-ils faire dans cette histoire
au juste?
Alors voilà, George Stephen est un
écossais né en 1829 et qui vient s'établir vers 1850 au Canada où
il travaille dans l'entreprise de textile du cousin de son père.
Stephen démontre des qualités d'homme d'affaires qui
impressionnent drôlement. Extrêmement doué en mathématiques et
capable de prendre des décisions rapidement, il est nommé
acheteur. Il possède un flair pour la qualité et lorsqu'il
inspecte des tissus il semble déjà posséder plusieurs années
d'expérience. Vers 1860 Stephen est devenu une force redoutable
dans le monde de la mercerie et en 1870 et il est un homme très
riche. Il en vient à s'intéresser au monde bancaire et entreprend
de lire volume par-dessus volume sur le sujet afin d'en apprendre le
plus possible. Non seulement il investit des sommes
considérables dans l'achat d'actions de la Banque de Montréal mais
il en devient aussi le directeur général en 1873 puis
président en 1876.
George Stephen
James Jerome Hill est un drôle de
numéro. Ontarien de naissance il s'est expatrié au Minnesota alors
que débutait l'âge d'or des bateaux à vapeur tels que l'on en
voyait sur le Mississippi. Hill a alors investi dans le
transport maritime avec son propre bateau, le Selkirk. Plus tard, il
s'associa avec son vieux rival, Normand Kittson, pour former la Red
River Transportation Company qui exerça bientôt un véritable
monopole sur la rivière Rouge écrasant toute compétition avant
même qu'elle ne se pointe le bout du nez.
James Jerome Hill
Normand Kittson quant à lui était un
type assez ingénieux qui, dans les années 1840 avait établi un
poste de traite à Pembina, avec lequel il en vint quelques années
plus tard à contrôler tout le trafic de fourrures provenant du
Canada. Il était de par cette position en compétition directe
avec la compagnie de la Baie d'Hudson et parvint éventuellement à
briser le monopole de cette dernière. Kittson s'intéressa au
transport maritime en achetant un bateau à vapeur; l'International,
et il y eut une compétition féroce entre sa compagnie et celle de
Hill, jusqu'à ce que les deux décident de faire copain-copain
en 1872.
Normand Kittson
Nous retrouvons maintenant Donald Alexander Smith, personnage assez particulier s'il en fut un et dont je vous ai parlé dans l'article précédent.
Smith est écossais de naissance et cousin de Stephen (quoique ce
dernier ait toujours eu beaucoup de misère à blairer Smith).
Lors de son arrivée au Canada Smith trouve immédiatement du
travail comme commis pour le compte de la compagnie de la Baie
d'Hudson.
Donald Alexander Smith
Malheureusement il ne tombe pas dans les bonnes grâces de George Simpson le grand patron de la compagnie et celui-ci envoie Smith à Tadoussac en 1841. En 1847 Smith a des problèmes de vision et revient à Montréal (sans la permission de Simpson) afin de faire examiner ses yeux. Le médecin de Simpson conclut qu'il n'y a aucun problème et Simpson décide alors d'expédier Smith ipso-facto à... Esquimaux Baie.
Autant l'envoyer en Sibérie! Surtout avec les moyens de transport du temps. Mais ne
vous en faites pas, non seulement le personnage s'y rend mais
parvient à devenir Directeur du District du Labrador en 1862 puis
Commissaire de la région de Montréal en 1868. Durant l'hiver
de 1870 Smith se rend à Fort Gary pour le compte de la HBC et
durant une tempête tombe face à face avec... James Jerome Hill avec
lequel il se noue d'amitié. Smith est aussi élu dans le
nouveau comté de Selkirk en 1871 et, comme on l'a vu précédemment,
responsable en 1873 de la chute du gouvernement Macdonald. Smith est
aussi un actionnaire important de la Banque de Montréal.
Il y a aussi Richard Bladworth Angus,
un autre écossais d'apparence très soignée et qui devient en 1869
directeur de la Banque de Montréal, un poste qu'il conserve jusqu'en
1879, année où il déménage à St-Paul au Minnesota afin de
représenter les intérêts des Associés ci-haut mentionnés.
Richard Bladworth Angus
Nous sommes donc le 9 juillet 1880 à
Ottawa. John A. Macdonald est assis à son bureau, une bouteille de
brandy pas trop loin (on assume), et ouvre une enveloppe sur laquelle
est inscrit "Privé et confidentiel". Il ouvre
l'enveloppe et en sort une lettre. Il sait très bien de qui elle
vient; George Stephen. Macdonald et lui se connaissent assez
bien d'ailleurs. Cette lettre est tout à fait caractéristique du
caractère manipulateur de George Stephen; il énumère les
défaillances des autres groupes, souligne les qualités du sien
et met Macdonald en garde si ce dernier faisait un mauvais
choix (autrement dit s'il ne suivait pas le conseil de Stephen).
Il faut mentionner ici que si Donald Smith fait partie des
associés son nom n'apparaît pas et c'est là une omission tout à
fait nécessaire puisque Macdonald hait le personnage pour les
raisons que l'on sait.
Il serait faux de croire que les
intentions de Stephen et de ses associés à ce sujet soient
altruistes, que non, puisqu'ils voient tous là-dedans quelque
chose qui pourrait énormément profiter au Manitoba Road comme en
témoigne une lettre de Hill à Richard Angus le 19 octobre
1880. Dans celle-ci, Hill dit très ouvertement que la seule
raison pour laquelle les Associés (Stephen, Hill, Smith, Kittson et
lui-même) s'intéressent au chemin de fer transcontinental est
pour que celui-ci puisse profiter au Manitoba Road (Hill ajoute
que le tracé du chemin de fer prévu l'inquiète beaucoup et que
la ligne intercontinentale pourrait alors potentiellement
devenir un ennemi très sérieux).
A Ottawa il semble devenir de plus en
plus évident que c'est Stephen et ses associés qui obtiendront
le fameux contrat du chemin de fer transcontinental mais les choses
ne sont pas si simples. Après tout, on ne rédige pas un tel
contrat comme ça du jour au lendemain. Et puis il y a les
nombreux conflits d'intérêts auxquels sont joyeusement mêlés
Stephen et ses associés. Quant à Macdonald, il n'est pas con,
il sait très bien que les associés préféreraient une ligne
de chemin de fer qui ferait un plongeon aux États-Unis pour le
sympathique bénéfice des associés.
Macdonald prend une bonne lampée de
brandy. Il n'est aucunement question pour lui d'accorder au groupe de
Stephen ne serait-ce qu'un pouce de voie ferrée aux États-Unis
alors il est prêt à faire une concession en échange: la
clause dite du "contrôle exclusif". Cette clause
accordait à la compagnie de chemin de fer que Stephen et ses
associés allaient diriger un monopole tout à fait exclusif sur
toutes les voies qui allaient être construites par celle-ci. Pour
Stephen c'était très clair: si cette clause n'était pas
incluse dans le contrat lui et ses associés n'embarqueraient
tout simplement pas dans la patente.
Il est difficile ici de déterminer ce
qui aurait effrayé davantage les membres du parlement; cette clause
de contrôle exclusif ou encore l'apparition au beau milieu de la
Chambre des Communes, dans un nuage de souffre, de Satan
lui-même.
Malgré tout le contrat est signé le
21 octobre 1880, liant de ce fait le gouvernement et les associés
qui comprennent alors George Stephen, George S. Kennedy, James
Jerome Hill et Richard B. Angus. Donald Smith fait aussi partie
des associés mais son nom est volontairement omis parce que bon,
depuis le petit épisode où Smith fut responsable de la chute
des Conservateurs, que nous avons vu précédemment, ceux-ci
n'aimeraient probablement rien de mieux que de passer Smith à
la moulinette. Littéralement. D'ailleurs en 1879 Macdonald a
voulu s'en prendre physiquement à Smith et Macdonald avait alors dit
qu'il ne connaissait pas de plus grand menteur.
Outre la clause d'exclusivité le
gouvernement s'engage à céder aux associés une subvention de
quelques $25 millions de dollars (un demi-milliard en dollars
d'aujourd'hui) et 25 millions d'acres de terrains donnés au fur
et à mesure que le travail progresse. Un chausson avec ça? Tout
ça est bien beau mais quand vient le temps de ratifier tout ça en
Chambre ça ne passe pas exactement comme du beurre dans la
poêle, loin de là. Alexander Mackenzie n'est pas tout à fait au
meilleur de sa forme et c'est Edward Blake, son remplaçant à la
tête du parti Libéral qui décide de passer les Conservateurs au
batte (au sens figuré, rassurez-vous).
Blake est un bonhomme physiquement
imposant et de forte stature qui demande à la Chambre, sur un
ton sarcastique et résolument moqueur s'il n'y a pas personne de
mieux au pays qu'un marchand de tissus (Stephen) et un trappeur
de rats musqués (Smith) qui puisse construire ce foutu chemin de
fer!! Ah oui, ce bon vieux Smith. Blake affirme en Chambre que même
si le nom de Smith n'est pas sur le contrat il est tout à fait
clair que le personnage fait partie de la bande de Stephen. Et
voilà ti-pas que Macdonald se voit obligé de défendre un
personnage qu'il déteste profondément.
Edward Blake
Mais Blake n'est pas seul à tirer à
boulets rouges sur Macdonald tout au long des nombreuses sessions
parlementaires qui n'en finissent plus. Pour un jeune député de 39
ans représentant Québec-Est c'est l'occasion rêvée de se
faire remarquer pour la première fois en Chambre sur un sujet
d'importance.
«Qu'est-ce qui
a pris le gouvernement de ce pays pour qu'il se sente obligés
d'accepter ce contrat avec le Syndicat (Stephen et ses
associés)? Qui a forcé le gouvernement à négocier avec le
Syndicat? Quelle calamité s'est abattue sur ce pays et son
gouvernement pour qu'il se rendre inconditionnellement au
Syndicat? Si ce contrat doit être jugé à la lumière des
idées et principes britanniques modernes il transporte avec lui son
ordre d'exécution et le seul devoir qui reste à accomplir à
cette Chambre est tout simplement de le rejeter dès la première
occasion!»
Wilfrid Laurier
Ce
jeune député n'est autre que Wilfrid Laurier. Le débat se poursuit
et les tensions en Chambre vives. Pendant
plus de trente sessions parlementaires John A. Macdonald, John
Henry Pope et Charles Tupper voient à défaire pas moins de 23
amendements. Ces sessions se poursuivent très tard, souvent
jusque dans la nuit. On parvient cependant à tout finaliser mais
Macdonald ne peut signer le projet de loi, puisqu'il est pris de
violentes crampes abdominales et confiné au lit. C'est le
Gouverneur Général John Campbell qui le signe à sa place. Le Bill
est finalement adopté le 15 février 1881 en troisième
lecture. Quant à George Stephen il ne perd pas de temps et
trois jours plus tard, soit le 18 février 1881, il incorpore la
compagnie dont nous fêtons aujourd'hui le 130è anniversaire et
dont il devient le premier président:
Le
saviez-vous? De nombreux travailleurs d’origine chinoise ont œuvré
à la construction du chemin de fer mais ne recevaient qu’une
fraction du salaire reçu par les canadiens, britanniques et
américains qui faisaient le même travail. De ce fait, en 2006, le
gouvernement canadien a officiellement présenté ses excuses à la
population d’origine chinoise du pays pour ces très injustes
traitements.
Très intéressant comme brin d'histoire. Merci!
RépondreEffacerMerci pour votre visite et pour votre commentaire!
RépondreEffacerPluche