mercredi 6 août 2014

Un centre-ville bien différent


La ville de Montréal s'est énormément transformée depuis le début du vingtième siècle, au point où plusieurs endroits sont parfaitement méconnaissables tellement ils ont changé. Parfois pour le mieux mais souvent pour le pire. C’est selon. Par exemple, prenons la scène ci-dessus. Vous replacez l’endroit? Soyez assuré d’une chose, c’est que si les gens que l’on voit sur la photo étaient transportés au même endroit mais en 2014 ils seraient sincèrement déboussolés et n'auraient aucune idée où ils seraient. Ils seraient même un peu paniqués de ne rien reconnaître.

Avant tout chose, l’année : 1930, et à voir les arbres dépouillés ça pourrait être à l'automne ou au printemps. Voilà pour ça. Maintenant on va replacer les différents éléments que l’on aperçoit ainsi que l’endroit. Le pont sur lequel passe le tramway 65 ainsi que quelques voitures n’est autre que la rue Dorchester, aujourd’hui boulevard René-Lévesque. À gauche, la rue transversale au bas de laquelle on voit des promeneurs et deux cyclistes, c’est la rue Ste-Monique, aujourd’hui disparue. L’église, également à gauche, c’est l’ancienne église St-Paul et dont l’emplacement est aujourd’hui occupé par l’hôtel Reine-Élizabeth. L’église n’a toutefois pas été démolie puisque les frères de Ste-Croix l’ont achetée pour 1$. Il n’a fallu que deux mois pour qu’elle soit entièrement démontée pierre par pierre pour ensuite être reconstruite près du collège de St-Laurent. Le bâtiment, qui existe toujours, abrite aujourd’hui le Musée des maîtres et artisans du Québec, sis au 615 avenue Ste-Croix (si jamais une visite vous intéresse). Ah, et tout à fait à droite on peut voir le bout du transept est de la cathédrale St-Jacques (j'y reviendrai plus loin).

Mais l’élément le plus intéressant est bien entendu la gare centrale que l’on voit au fond et sur la façade de laquelle on aperçoit le nom du Canadien National. Ce qu’il est important de savoir toutefois c’est que ni cette gare, ni les voies ferrées que vous voyez ont été construits par le Canadien National. Tout ça est en réalité l’œuvre d’une autre compagnie : le Canadian Northern. Ça vous intrigue? Je m’en doutais. Un peu d’histoire donc, si vous le voulez bien (de toute façon vous n’avez pas le choix, ha ha!).

Au début du 20è siècle les deux grandes forces ferroviaires au Canada, et incidemment à Montréal, sont le Canadien Pacifique et le Grand Tronc. Le Canadien Pacifique possède alors deux gares importantes soit la gare Viger ainsi que la gare Windsor. Quant au Grand Tronc c’est la gare Bonaventure dont je vous ai déjà causé dans cet article. Les deux entreprises possèdent aussi leur réseau de voies ainsi que ponts d’accès un peu partout sur l’île. Y’a toutefois une troisième compagnie qui grimpe en efficacité et en popularité : le Canadian Northern. Démarrée en Alberta en 1899 par deux entrepreneurs dynamiques, William Mackenzie et Donald Mann, la compagnie gagne la faveur de nombreux fermiers de l’ouest canadien. Enfin! Se disent-ils, voilà qui va nous libérer du quasi-monopole du Canadien Pacifique. Le Canadian Northern s’agrandit rapidement et en 1901 la ligne Winnipeg-Port Arthur est complétée. En ce qui concerne l’est les voies ferrées joignent Capreol, Parry Sound ainsi que le Saguenay puis Montréal. Mais justement, Montréal représente un problème sérieux pour le Canadian Northern. Les voies d’accès à l’île, surtout au sud, ont solidement été cousues par le Canadien Pacifique et le Grand Tronc et la seule façon qu’a pu trouver le Canadian Northern pour mettre le pied (façon de parler) à Montréal c’est par l’est, en passant au travers Pointe-aux-Trembles, Maisonneuve et Hochelaga, les voies traversant carrément les zones habitées. Même que près de Bourbonnière celles-ci croisent la rue Ontario. Tenez, vous connaissez la Place Valois? Si vous êtes déjà passé par là vous avez possiblement remarqué l’aménagement urbain pour le moins particulier, surtout en ce qui concerne la disposition des bâtiments. Tenez, je vais vous aider en vous montrant ledit aménagement tel que vu des airs :


Vous voyez cette étrange courbe qui traverse le quartier? Ben voilà, il s’agit là de l’ancien corridor ferroviaire qu’empruntaient les trains du Canadian Northern, puis du Canadien National. Les voies ferrées continuaient comme ça vers l’ouest pour aboutir à une petite gare modeste, la gare Moreau, sise au coin des rues Moreau et Ste-Catherine. Mais à partir de là on ne peut pas aller plus loin à cause de la présence de la gare de triage du Canadien Pacifique qui se trouve juste à côté. On ne peut évidemment pas passer par-dessus ou par en-dessous. Problème.

Mais le centre-ville c’est là où se trouvent les gros sous et les grosses affaires. Si l’on veut mettre la main dans le plat à bonbons on fait quoi?

Fichue de bonne question!

Alors au Canadian Northern on a fait comme le coyote; on fait les cent pas tout en cherchant un moyen d’atteindre efficacement le centre-ville de Montréal et par la même occasion faire une bellle jambette au Canadien Pacifique et au Grand Tronc. Ça cogite fort, et puis un jour…


En 1910 le Canadian Northern annonce finalement son plan d’action : la compagnie arrivera dans le centre-ville via Deux-Montagnes puis de par un tunnel qui sera creusé directement sous le Mont-Royal. Ce faisant elle évite de croiser les lignes de ses deux rivales, de faire un détour considérable et ça permet d'arriver en plein centre-ville, à un jet de pierre des gares Windsor et Bonaventure. La complexité du projet et aussi son audacité sont impressionnantes, assez pour qu'au Canadien Pacifique et au Grand Tronc on fasse également comme le coyote en prenant connaissance du projet:

 
Pour financer tout ça le Canadian Northern élabore un plan assez ingénieux. Il se trouve à l’ouest de la montagne quantité de terres agricoles dont certaines ne servent plus à grand-chose. La compagnie projette donc d’acquérir ces terres, de les lotir et d’y construire une ville moderne selon le concept city beautiful. Ce sera Ville Mont-Royal. La voie ferrée passera au centre de cette future ville et les rues vont toutes converger vers la gare qui portera le nom de Mont-Royal, puis suivra son chemin sous la montagne pour aboutir à la gare centrale.

Les travaux débutent le 8 juillet 1912 avec deux équipes, l’un au sud et l’autre au nord. Les travaux ne sont pas faciles, d’abord à cause du roc mais aussi par la longueur du tunnel à percer, soit presque 5 kilomètres. Le 10 décembre 1913 le creusage du tunnel est complété. On peut alors s’affairer au reste des travaux d’aménagement.

 (Photo: Archives de la Ville de Montréal)

En 1914 on place une commande chez General Electric pour la construction de locomotives électriques de type «boxcab», lesquelles sont livrées en 1916 et 1917. Ces types de locomotives sont nécessaires pour effectuer le trajet sous la montagne, histoire de ne pas emboucaner les voyageurs avec la fumée de locomotives à vapeur. Le tunnel et la gare sont inaugurés le 21 octobre 1918. Mais pas de fête, de célébration ou quelconque autre cérémonie. Ce n’est pas parce qu’on ne veut pas mais c’est que la grippe espagnole fait rage alors les rassemblements publics sont proscrits afin d’éviter la propagation de la maladie.

Malheureusement personne n’aurait pu deviner tout le caca économique qu’allait causer la première Guerre mondiale. Le premier ministre Robert Borden, réélu en 1917, prend le Canadian Northern sous l’aile du gouvernement en même temps qu’une dizaine d’autres sans toutefois les fusionner, ce qui se produit néanmoins en juin 1919 lorsque le Canadien National est officiellement créé. C’est alors que le mot «Northern» est enlevé de la façade de la gare pour être remplacé par «National». Histoire de se situer peut-être un peu mieux, voici une autre photo de l’endroit mais prise du haut des airs.

(Photo: Archives de la Ville de Montréal)

Voyons voir; en bas à gauche y’a l’édifice de la Sun Life alors en pleine construction. On peut voir aussi la cathédrale Marie-Reine-du-Monde mais qui à l’époque se nomme, comme je l'avais mentionné plus haut, St-Jacques. C’est le cardinal Léger qui va la renommer Marie-Reine-du-Monde en 1955, renouant ainsi avec les origines mariales de Montréal qui au départ portait le nom de Ville-Marie. On voit aussi évidemment la gare centrale et, tout juste derrière, le bâtiment de la compagnie King’s Express. La gare centrale sera subséquemment remplacée par un autre bâtiment de facture plus moderne en 1943 et qui est encore empruntée de nos jours. Architecturalement elle est assez similaire à son apparence d'origine. D’ailleurs à l’intérieur il se trouve une plaque en l’honneur d’Henry Wicksteed, l’ingénieur qui a pondu tout le plan du tunnel.


La tranchée quant à elle sera comblée par la construction de la place Ville-Marie. À peu de choses près, mis à part la cathédrale, le square Dorchester, la place du Canada, l’édifice de la Sun Life et le théâtre Loews (dont on voit le toit tout à fait en bas à gauche), tout le reste a été démoli. Voici une vue aérienne de l'endroit tel qu'il apparaît aujourd'hui.


En 1930 ce qui fait jaser c'est évidemment la crise économique. Au printemps des centaines de chômeurs se sont déplacés à l'hôtel de ville de Montréal pour réclamer du travail mais les policiers les attendent de pied ferme. Ça joue dur. Les femmes qui souhaitent devenir  un jour avocates sont peinées d'apprendre qu'un projet de loi qui pourrait leur permettre d'adhérer au Barreau a été formellement rejeté par l'Assemblée législative. Alors que les Canadiens de Montréal ont gagné leur 3è coupe Stanley, les gens de la ville observent avec grand intérêt les travaux du pont du Havre qui s'achève au mois de mai. Le budget et l'échéancier ont été respectés. Puis en juillet Montréal reçoit le fameux dirigeable R100, un événement que l'on n'oubliera pas de sitôt!


Saviez-vous ça vous autres? Quand y’ont construit le tunnel en dessous d’la montagne là, ben y’a une équipe qui a commencé à creuser en partant du nord pis l’autre du sud. L’idée était de se rencontrer en quelque part dans le milieu. Pis quand ça s’est fait ben y se sont rendu compte que y’étaient pas exactement kif-kif un par rapport à l’autre. La différence? 1 pouce. Ta-daaam! Pis une autre affaire, connaissez le chemin pis la gare Canora? Bon ben Canora ça veut tout simplement dire CAnadian NOrthern RAilroad. Faque.
 

7 commentaires:

  1. Très belle histoire... Merci!

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  2. La gare Canora portait le nom de Portal Heights avant l'arrivée de l'AMT.

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    1. Effectivement, Portal Heights était le nom d'origine à son ouverture en 1918.

      Pluche

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  3. Merci pour ces informations précieuses! Très intéressant.

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